Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


1768 (3) : Éloge de Clairaut, par Jean Baron :
E. de M. Clairaut, 1768

Ce sont les secours que se prêtent mutuellement les sciences, les lettres et les arts qui font leur perfection : entre les sciences la géometrie est la plus utile aux autres : cette utilité s'étend à toutes les parties philosophiques. Aussi un des plus grands maîtres en philosophie, Platon avoit écrit sur la porte de son école ces paroles mémorables, qu'aucun ignorant en géometrie n'entre ici. il appelloit Dieu l'éternel géometre ; idée vraiment grande et digne de l'être suprême ; idée faite pour en donner une très-haute de la géometrie et de ceux qui s'y sont distingués. Entre les plus grands géometres nous n'hésiterons point à proclamer M. Clairaut, à la mémoire duquel nous consacrons cet éloge.

Il naquit en 1713 [cf. 13 mai 1713 (1)] de J. B. Clairaut, homme célebre par sa grande connoissance des mathématiques, et qui les enseignoit dans Paris avec plus de réputation que n'en ont communement ceux qui ne font qu'enseigner [cf. Sans date (1)]. Sa famille seule eût pû composer son école, et même une école assez nombreuse ; car il avoit 21 enfans. Il est vray que celui dont nous faisons l'éloge eût pû se passer de maître : le génie n'en a pas besoin ; du moins il ne connoit pas les lenteurs de l'instruction. En apprenant à lire dans Euclide M. Cl[airaut] l'entendit, et n'avoit que 5 [suit un mot barré] ans ; c'étoit renouveller et surpasser la merveille de Pascal. Un coup d'œil jetté sur l'énoncé des théorèmes les lui démontroit : la solution des problèmes réservés à ceux qui avoient vieilli dans les mathématiques ne fut qu'un des jeux de son enfance. À 9 ans l'Application de l'algèbre à la geométrie lui étoit familière [(Guisnée 05)]. À 11 ans il entendoit les Sections coniques [(Hospital 07) ou (Hospital 20)] et l'Analyse des infiniment petits [(Hospital 96), (Hospital 15) ou (Hospital 16)] du M. de l'Hopital, avec lequel il eut plus d'un trait de ressemblance. Au même âge il avoit decouvert quatre courbes du troisieme genre sur lesquelles il fit un memoire qui fut imprimé, avec le certificat le plus honorable, dans le recueil de l'Académie de Berlin [C. 4] : car il est bon d'avoir pour cette espèce de prodiges des temoins et plusieurs temoins irréprochables. Quand il commença son excellent et fameux ouvrage sur les courbes à double courbure [C. 1], il n'avoit que 13 ans : on ne peut s'empêcher de marquer toujours exactement des dates si singulières. Aussi doutoit-on que ces decouvertes fussent de lui : il est vray que c'étoit une espèce de vol ; mais ce n'étoit pas l'ouvrage c'étoit le tems de le faire que le fils avoit derobé à l'attention inquiete de son père, en lui cachant quelques nuits de travail, dont l'ardeur et la contention prenoient sur sa santé délicate.

Plusieurs de ces enfans célebres par des talens précoces sont restés au point qui avoit pressé ou surpris quelquefois le premier cri de l'opinion publique. Soit que la nature déja épuisée n'ait pû fournir d'avantage, soit que l'art ait été arrêté par d'autres obstacles. Mais M. Cl[airaut] avança toujours à grands pas dans la carriere où il étoit entré si glorieusement ; et il soutint la réputation, comme il le devoit, c'est à dire en la surpassant.

L'Académie des sciences, à laquelle il avoit presenté le dernier mémoire dont nous venons de parler et qu'il avoit encore perfectionné, pour appuier l'approbation qu'elle avoit donné à l'ouvrage, adopta l'auteur âgé seulement de 18 ans [cf. 14 juillet 1731 (1)] : c'était une sorte d'émancipation de l'age académique : M. Cl[airaut] ne l'eût pas meritée par des travaux ordinaires. Aussi les autres mémoires dont il enrichit le recueil de cette compagnie scavante sont toujours de la plus haute géometrie, des théories sublimes, des méthodes nouvelles, montrant toujours le progrès du génie de leur auteur. Son nom se trouve toujours à la tête de ce que les mathématiques modernes ont fait de plus difficile, de plus grand, de plus important.

Les géomètres qui encore aujourdhuy ne sont pas communs l'étoient encore beaucoup moins : c'étoit un titre assés singulier ; et la singularité venoit peut être moins de la géometrie que des géometres. Le peu qu'il y en avoit dans Paris etoient des géometres de cabinet, sequestrés du monde dont ils n'avoient ni l'air ni le ton, quand par hazard ils y paroissaient. M. Cl[airaut] au contraire, qui étoit dans la societé comme s'il n'eût pas été dans la géometrie, devint bientôt le géometre à la mode et il y mit la géometrie. Soit émulation, soit curiosité quelques dames aiderent à sa reputation ; une principalement [en marge : M[adame] la M. du Chatelet] qui avoit un grand nom par sa naissance et son rang, et qui en eut bientôt un plus grand encore par son succes dans les hautes sciences. Il est rare de trouver des femmes qui sâchent seulement ce que c'est que la géometrie : il est encore plus rare d'en trouver qui veulent s'y appliquer et l'approfondir : En faveur d'une écolière aussi illustre, le maître descendit à faire des Elemens de géometrie [C. 21] ; et des élemens mêmes il l'éleva bientôt a toute la hauteur de cette science : il lui applanit toutes les difficultés : il lui en dévoila tous les secrets : il éclaira ce labyrinthe obscur, et mit dans ses mains le fil avec lequel elle devoit s'y conduire. C'est un ordre nouveau, des formes toutes nouvelles, des methodes simples et naturelles. Car c'étoit là un des grands talens de M. Cl[airaut] : il n'alloit pas seulement à la verité, quelqu'écartée qu'elle fût ; il y alloit et il y conduisoit par le chemin le plus court : et ce chemin qui jusqu'alors avoit été couvert de ronces et d'épines, il le sema de fleurs. Il faut commencer par plaire à ceux et surtout à celles qu'on veut instruire.

Ses Elemens d'algebre [C. 31] sont faits sur le même plan : il étoit encore plus difficile de le suivre dans une science qui est plus difficile, plus embarassée, plus hérissée, et pour tout dire si affreuse qu'il falloit dans le maître pour instruire et dans l'écolière pour apprendre une ardeur qu'on ne met guère que dans un commerce tout différent.

Ce maître si habile ne croioit cependant qu'il ne pût rien apprendre en géometrie. Il fit avec M. de Maupertuis le voiage de Bâle [cf. 10 septembre 1734 (1)] pour y rendre hommage à l'illustre Jean Bernoulli, qui avoit avec son frère, inventé le calcul intégral, l'un des plus grandes inventions dans les Mathématiques. On voit, mais de loin, quelle sublimité devoient avoir les entretiens de ces trois grands philosophes : il faudroit l'être autant qu'eux pour les suivre dans ces régions supérieures, ou il faut que nous nous contentions de les contempler, de les admirer, en tâchant de profiter de leurs ouvrages, quand ces génies veulent bien descendre sur la Terre.

Ceux qui sçavent au moins des nouvelles des sciences ont entendu parler du voiage que le Roy ordonna en 1735 et vers l'équateur et vers le cercle polaire, pour tâcher de déterminer la veritable figure de la Terre. Depuis longtemps les philosophes étoient partagés sur cette question ; les uns croioient que cette figure de la Terre étoit celle d'un sphéroïde allongé ; les autres prétendoient que c'étoit celle d'un spheroïde applati vers les poles. La décision de cette difficulté étoit essentielle à la géographie et à l'astronomie : il étoit surtout important aux navigateurs de ne pas se croire sur le sphéroïde de Cassini, s'ils étaient en effet sur celui de Neuton. Les opérations qui devoient conduire à la solution de cette grande difficulté devoient donc être faites par les observateurs les plus habiles. M. Cl[airaut] fut un des quatre académiciens qui allerent étonner les Lapons par leur présence et par leurs observations [cf. 3 septembre 1735 (1)]. Il avoit pour compagnons M. de Maupertuis, Le Monnier et Le Camus. On lit avec un plaisir mêlé d'horreur la relation des dangers, des fatigues, des travaux de nos voiageurs philosophes. Transportés dans le climat le plus froid des terres habitées, égarés dans des deserts affreux, escaladant des montagnes couvertes de neige et de glace, gravissant contre des rochers escarpés, exposés au bord des précipices, éprouvant surtout un si grand froid que la langue et les lèvres se glacoient sur le champ contre la tasse qui contenoit l'eau de vie, la seule boisson qu'on pût tenir liquide, le froid gelant jusqu'aux instruments qui devoient servir aux opérations qu'on ne pouvoit faire que sur des tables de neige ou de glace ; le travail seul et les fatigues réchauffoient ceux qu'un froid excessif glacoit, contraire dangereux et presque mortel ; voila une partie des difficultés vaincuës par nos philosophes. on n'admire point asses le courage philosophique qui tend à éclairer les hommes ; il semble qu'on ait attâché la gloire qu'au courage aveugle qui les détruis. La seule compensation de tant de peines étoit de voir le jour dans plusieurs mois sans aucune nuit, le Soleil éclairer si longtemps un horizon tout de glace, et le plus bel été dans le ciel, pendant qu'un hyver affreux étoit sur la Terre. Ce spectacle, quelques distractions agréables et momentanées qu'il pût donner, ne rendoit pas ces opérations géometriques plus faciles à faire : elles furent executées cependant avec toute l'exactitude qu'on eût pû attendre de celles qui auroient été faites avec la plus grande commodité. Enfin de leurs mesures, les plus sures qui aient jamais été prises, nos observateurs obtinrent le résultat certain, que le degré du Méridien qui coupe le cercle polaire est plus grand que le degré mesuré autrefois par M. Picard entre Paris et Amiens de 437 toises sans compter l'aberration et de 377 en la comptant : d'où ils conclurent avec certitude que la Terre est un sphéroïde applati vers les poles : conclusion et découverte aussi utiles aux sciences que glorieuses pour les sçavans à qui on en est redevable.

M. Cl[airaut] avoit un droit particulier à cette question résoluë de la figure de la Terre : il pouvoit, pour ainsi dire, la revendiquer : et l'expliquer du moins : il en donna le premier les calculs et la théorie [C. 29], considérant cette figure dans toutes les hypothèse qui peuvent être déduites des loix de l'hydrostatique. Il avoit pris pour guide Neuton ; mais en le suivant, en chemin faisant il rectifioit souvent les routes tracées, ou il en suivoit de nouvelles : Le philosophe anglois n'avoit pû tout faire dans le système de l'univers : et d'ailleurs les nouvelles observations ne se rapportant point aux anciennes, il n'est pas etonnant que quelquefois les auteurs des théories ne soient pas d'accord : M. Cl[airaut] ne le fut pas non plus avec un autre géometre moderne [en marge : M. Mac Laurin [MacLaurin]] qui avoit travaillé le même sujet ; celui-ci avoit considéré les sphéroïdes comme fluide, celui-là l'avoit traité comme solide, ils n'etoient point parvenus à la même équation. C'est un sujet de joie ou de scandale pour les profanes que les géometres se partagent : mais ces profanes ne scavent pas que ce partage n'affecte point et ne peut même jamais affecter la géometrie pure ; et qu'il ne peut tomber que sur une géometrie mixte, où il entre de la physique qui lui communique quelquefois une partie de son inexactitude. Au reste l'ouvrage de M. Cl[airaut] est sans contredit celui dans lequel cette grande question de la figure de la Terre est traitée dans la plus grande approximation, pour emprunter les termes de l'art.

De la Terre, la philosophie s'éleve volontiers vers le ciel ; et la géometrie porte naturellement à l'astronomie aussi M. Cl[airaut] s'est beaucoup occupé de la théorie des astres : celle de la Lune considérée suivant la tripe action qui maitrise son cours lui valut le prix de l'Académie de Petersbourg [C. 39]. Il avoit calculé l'aberration des planètes [C. 38], auxquelles n'avoit pas pensé le celebre Bradley dans son sistême aussi ingénieux que lumineux de l'aberration des fixes. Mais le plus grand travail astronomique de M. Cl[airaut] fut sur les cometes. Les cometes n'inquietent plus le peuple parce que l'expérience en la philosophie lui ont dit qu'elles n'annoncent rien de sinistre à la Terre : mais elle intéressent et occupent toujours les sçavans, parce qu'elles lui fournissent de nouvelles lumières pour la connoissance du ciel. Tout le monde scait à présent qu'elles sont des astres qui ont leur cours réglé comme les autres. La dernière comete qui parut, la même qui avoit été vuë en 1456, 1531, 1607, 1682, avait été annoncée pour 1758 par un des premiers astronomes anglois [en marge : M. Halley]. M. Cl[airaut] soutint qu'elle ne paroitroit qu'en 1759, parceque les planetes qu'elle rencontreroit dans son chemin dérangeroient son cours et retarderoient son apparition [cf. 15 novembre 1758 (1)]. Il en avoit calculé les perturbations ; il en avoit tracé la marche si juste, que la comete suivit cette marche et accomplit cette predicition. M. Cl[airaut] eut cependant à ce sujet une autre contestation avec un géometre illustre [en marge : M. d'Alembert]. L'exposition de la difficulté exigeroit des détails physiques à la fois et mathématiques dont ce discours n'est pas susceptible. Nous dirons seulement que cette querelle entre deux philosophes fut un peu trop vive : mais les philosophes sont des hommes, et peut-être plus sensibles, plus délicats que les autres hommes.

Voila les principaux ouvrages d'un homme dont les mathématiques conserverons à jamais le nom : ceux que nous avons omis en feroient encore un plus grand géometre. il y a du superflu dans la gloire de M. Cl[airaut] : elle ne pouvoit aller plus loin mais il pouvoit en joüir plus longtemps. il mourut agé seulement de 52 ans entre les bras de son pere qui avoit vû perir dix neuf de ses enfants [cf. 17 mai 1765 (1)]. La perte de celui-çi lui en rappelloit un autre qui mort à 16 ans avoit emporté les regrets de l'Académie à laquelle il avoit lû [cf. 14 juin 1730 (1)] un memoire de la plus haute géometrie [(Clairaut 31)] et qui annoncoit à quel point il devoit s'y élever : Le sçavoir n'a pas coutume de se communiquer [à] tous, encore moins le génie. M. Cl[airaut] ne s'est point marié : peut-être ce grand géometre n'y pensa-t-il jamais ; ou ce problème lui parut trop difficile à résoudre. Il étoit des principales académies de l'Europe [cf. 17 mai 1765 (4)] : la nôtre se glorifie de son association [le 8 mars [1756]] ; c'est un présent que nous avoit fait notre illustre protecteur [le duc de Chaulnes NDM] qui connoissait beaucoup M. Cl[airaut], parce qu'il connoit beaucoup les hautes sciences dont ils s'occupoient ensemble. Outre le gout des sciences, M. Cl[airaut] avoit celui des lettres : quoiqu'il y eût loin de la géometrie à la poésie, il alloit de l'une à l'autre, ou se delassoit de l'une par l'autre. On se rappellera volontiers quelques vers de M. Cl[airaut] [en fait Pierre Clément (cf. 3 octobre 1739 (1))] adressés à M. de Voltaire.

Laisse Clairaut tracer la ligne
Du rayon invisible à tes yeux :
Armé d'un verre audacieux,
Qu'il aille au cercle radieux
Chercher quelque treizieme signe :
Qu'il donne ton nom glorieux
À la premiere tâche insigne
Qu'il découvrira dans les cieux.
Toi, d'un plus aimable delire
Ecoute les tendres leçons :
D'une autre muse qui t'inspire,
Ne dédaigne point les chansons.
Quitte ce compas, prends ta lyre :
Je donnerois tout Pemberton,
Et tous les calculs de Neuton
Pour un sentiment de Zayre [Zaïre].

Voici la reponse de l'auteur de Zayre qui avoit fait la philosophie de Neuton.

Un certain chantre abandonnait la lyre :
Nouveau Képler, un télescope en main
Lorgnant le ciel, il y prétendait lire
Et décider sur le vide et le plein.
Un rossignol, du fond d'un bois voisin,
Interrompit son morne et froid délire :
Ses doux accens l'éveillerent soudain :
À la nature il faut qu'on se soumette,
À l'astronomie, entonnons un refrein
Reprit sa lyre et brisa sa lunette.

B[aron] ((Baron (Jean), « E. de M. Clairaut », AD Somme, Ms D. 154, n° 92) (Michel Tixier, CP, 26 juin 1998).
Cet éloge a été rédigé en 1768 par Jean Baron, secrétaire perpétuel de l'Académie d'Amiens de 1750 à 1785, et publié sous une forme légèrement abrégée en 1900 (cf. 1900 (1)). Le manuscrit a été retrouvé avec à l'aide de l'Académie des Antiquaires, descendante de l'Académie d'Amiens (Michel Tixier, CP, 24 mai, 6 et 26 juin 1998).
Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « 1768 (3) : Éloge de Clairaut, par Jean Baron », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n1768po3pf.html [Notice publiée le 9 mai 2013].