[? mai 1741] : [Clairaut] écrit à [la marquise du Châtelet] :
Je commençois à m'ennuyer extremement de votre silence, Madame, et j'allois vous en faire des reproches lorsque votre obligeante lettre [perdue NDM] est venue me tirer d'inquietude. J'avois peur que vous ne fussiés mecontente de ce que je ne vous avois pas écrit directement les mêmes choses qu'à M. de Voltairre [Voltaire] et n'ayant de reponse ni de vous ni de lui je ne sçavois plus que penser. J'ai vû avec un très grand plaisir que vous étiés contente de ce que je mandois à M[onsieur]r de Voltairre. A vous dire vray je m'attendois que ma lettre ne vous deplairoit pas et je ne comptois gueres sur l'approbation de M. de Voltairre. J'aurois été cependant charmé qu'il m'eut mandé ce qu'il en pensoit et qu'il eut discuté cette matière avec moi mais il m'a traité en calculateur indigne des matieres qui demandent un esprit philosophique tandis qu'il honore de lettres à faire envie des gens qui pour sçavoir mal le calcul n'en sçavent pas mieux la physique. Je ne veux point m'etendre sur les reproches que je pourrois lui faire parce que ce seroit vous en faire un peu aussi. Quoi que vous me citiés votre procès, il me paroit difficile que vous n'ayés pensé quelques fois à celui des forces vives et à ceux qui en pourroient raisonner avec vous. Au reste vous m'avés pris dans une crise d'occupation qui ne me permettoient [!] gueres de faire ce que vous me demandiés au sujet de votre livre. J'ai cependant lû avec beaucoup de soin et de sevérité deux chapitres de ceux où mon ministere peut être le moins inutile. J'ai fait quelques remarques que je joins ici et dont vous ferés l'usage qu'il vous plaira. Peut être ai je tort, vous en jugerés. Avant que d'entrer dans le détail, je vous dirai que j'ai lu l'article de Mr Jurin dont vous me parliés Jurin [(Eames 41), (Jurin 32)], et que je pense entierement comme vous. Je suis même étonné qu'un homme d'esprit puisse donner de pareilles raisons. Il faut que l'esprit de parti l'entraine. Vous semblés croire que la politique me retient sur la question des forces vives. Je vous proteste le contraire. Si j'ai dit que c'étoit une question de mots, c'est que je pense que c'en est une pour tous les gens qui sont vraiment au fait. La différence que je fais dans les deux partis, c'est que la plupart de ceux qui sont pour les forces vives ont les principes suffisants pour ne se point tromper dans les questions de mecanique, au lieu que le plus grand nombre de ceux de l'autre parti commettent mille paralogismes. Ceux du parti anglois qui, pour comparer la force vive des corps en mouvement à la force morte sur laquelle tout le monde est d’accord s'en tiendront à dire qu’ils regardent la force vive comme la somme des coups de la gravité ou de telle autre pression qu’on voudra pendant le tems qu’elle s’est exercée, ne se laisseront pas demonter. Mais il faut qu'ils s'en tiennent là. On leur repondra qu'on ne veut point de cette definition, ett qu'on prend la force pour la quantité d'obstacles vaincus et ils n'auront rien a dire non plus. J'aime mieux la seconde defintition, mais l'autre ne me paroit pas absurde. Je ne sçais si l'un ou l'autre parti n'auroient point tort de vouloir faire un seul principe qui mesure la force vive ; parce q'u'il me semble que pour que ce principe fut bon, il faudroit qu'on en put tirer ce qui doit arriver dans tous les cas particuliers, ansi que dans les forces mortes on peut calculer tous leurs effets lorsqu'on sçait l'espace qu'elles font parcourir dans un instant donné. Qu'on dise que la force est comme la vitesse, on sera induit à croire que les enfoncemens sont comme les vitesses, et l'on se trompera dans mille occasions, mais qu'on dise aussi simplement que la force est comme le quarré de la vitesse si on n'en sçavoit davantage on croiroit que deux corps qui agissent l'un contre l'autre avec des vitesses recirpoques à leur masses, ne seroient pas en equilibre. Vous m'allez demander ce que c'est donc que la force vive si on ne sçauroit la reduire à un principe net. Peut être est-ce une question aussi vague que si on demandoit d'estimer et de comparer la force du vent, celle des hommes, des rivieres, du feu, etc. forces qui font differens effet[s] suivant les differentes circonstances. Tout ceci ne sont que des reflexions echappées auxquelles je ne m'arrete nullement. Je vous repete que je ne vois aucun danger à prendre le sentiment des forces vives, parce qu'on ne sçauroit s'en mal trouver dans aucune question veritablement physique. J'en viens actuellement au detail des chap[itres] 17 et 18. Vous trouverés quelquefois des petitesses dans mes remarques, mais j'ai voulu tout mettre. § 406. Vous dites dans les 3 premieres lignes le contraire de ce que vous voulés dire. L'apostille de cette [!] article a été mise à l'article à l'article 407. Elle est comme il faut. Quant a la demonstration que vous donnés dans cet article, je vous en ai deja parlé [cf. 4 janvier [1741]]. § 412. Vous dites que la resistance du plan reste toujours la même. Je ne comprends pas cela. [rayé : Puisque vous entendés par cette force] Que AB represente le plan incliné, P, le poids, PQ sa gravité absolue, et menant PM perpend[iculairement] à la surface AB, et achevant le parallelogramme PNMQ, il est clair que PN ou QM exprimera la force et la direction de la puissance qui soutient, et PM la resistance du plan ou la quantité dont il est pressé. Or il est clair que cette ligne depend de l'angle que PN a [avec] AB. Votre expression ne pourroit se soutenir ce me semble qu'en cas que vous entendissiés par la resistance du plan la nature ou la contexture de ses parties pour s'opposer a être penetré mais ce ne seroit pas la peine de la nommer alors. [Un schéma.] § 414. Lorsque vous dites [souligné : cette puissance devra etre d'autant moindre que sa direction s'eloignera plus de la verticale], cela n'est vrai que tant que la direction PN etant prolongée du côté de la main ne passera pas au dessous du plan AB. Dans cette figure par exemple employée dans toutes les mecaniques la force qui tient en equilibre le point P est est PN ou Q[M] plus grande que la perpendiculaire QO laquelle seroit la force qui soutiendroit le poids P si la direction etoit parallele au plan AB. [un schéma] ([Anciennement] Collection Boutron-Charlard et Frémy, Ms 138) (Châtelet 18, pp. 515-518).
Un large extrait de cette lettre avait été reproduit dans (Bérard 42) et publié dans (Boncompagni 94b). Ce manuscrit, non signé, est visiblement incomplet. Il a été proposé à la vente le 27 février 2014 (Bodin 14, p. 54) et adjugé à 3200 euros (Linda Gardiner, CP, 27 février 2014). Les lettres à la marquise du Châtelet et à Voltaire auxquelles Clairaut fait allusion sont perdues. Celle à Voltaire concernait certainement les Doutes sur la mesure des forces motrices, et sur leur nature (cf. 26 avril 1741 (1)). Voltaire avait projeté d'y répondre mais y avait renoncé (cf. 1 juillet 1741 (2)). Clairaut indique lui même qu'il fait allusion aux chapitres XVII « Du repos, et de la chute des corps sur un plan incliné » et XVIII, « Sur l'oscillation des pendules » (cf. 5 septembre 1741 (1)). Dans une lettre ultérieure, il reviendra également sur le chapitre XIX, « Du mouvement des projectiles » (cf. [c. 15 septembre 1741]). La marquise cite Jurin à l'article 585, p. 442 de (Châtelet 40). Cet article est réédité sans changements sur le fond (Châtelet 42, pp. 467-469). L'article 406 est modifié en tenant compte des remarques de Clairaut (cf. 4 janvier [1741]). Les article 412 et 414 sont également revus (Châtelet 40, p. 339-340 ; Châtelet 42, p. 356). Le 30 mai 1744, elle écrit à Jurin et confie la lettre à Jacquier grâce à qui elle est publiée (Châtelet 47) (Kölving 08). Le 18 février 1741, Dortous de Mairan datait une lettre adressée à la marquise du Châtelet dans laquelle il protestait contre la critique faite dans (Châtelet 40) sur sa position concernant le problème des forces vives (Mairan 41) (cf. 18 février 1741 (1)). La réponse de la marquise avait été présentée à l'Académie le 26 avril 1741 (cf. 26 avril 1741 (1)) et forme (Châtelet 41c). Voltaire reprendra la position de Clairaut sur les forces vives le 1 juillet (cf. 1 juillet 1741 (2)). Clairaut en fera à nouveau état à MacLaurin le 18 septembre (cf. 18 septembre 1741 (1)). Dortous de Mairan se flatte d'avoir « réduit » Clairaut à cette position dès 1734 (cf. 13 août 1734 (1)). Selon Condorcet, injustement : On commençait alors à se douter alors que cette mesure des forces [vives], qui partageaient tous les savants de l'Europe, était non une question de géométrie ou de mécanique, mais un dispute de métaphysique, et presque une dispute de mots. M. d'Alembert est le premier qui l'ait dit hautement ; des philosophes l'avaient soupçonné ; mais pour se faire écouter des combattants, il fallait un philosophe qui fut en même temps un grand géomètre (Condorcet 47-49, vol. 4, p. 280). D'Alembert, dans son Traité de dynamique (1743) : C'est par cette raison que j'ai cru ne devoir point entrer dans l'examen de la fameuse question des forces vives.[…] Toute la question ne peut plus consister, que dans une discussion métaphysique très futile, ou dans une dispute de mots plus indigne encore d'occuper des philosophes (Alembert 43, pp. xvi-xxi). Le Ru : Le texte de la préface du Traité de dynamique a traditionnellement valeur de référence pour les historiens des sciences. Ils estiment en effet que d'Alembert, par son explication de la querelle a mis un point final à une discussion scientifique vaine et stérile, en la réduisant à une « dispute de mots » (l'expression est de d'Alembert) (Le Ru 94, pp. 83-84). La réponse de la marquise du Châtelet à cette lettre est perdue. Clairaut lui réécrit le 5 septembre (cf. 5 septembre 1741 (1)).
Bérard (Auguste-Simon-Louis), Chateaugiron (Hippolyte de), Duchesne (Jean), Trémisot (), Berthier (), Isographie des hommes célèbres, ou Collection de fac-similé de lettres autographes et de signatures, vol. 4, Paris, 1842, non paginé., [Télécharger].
Bodin (Thierry), Lettres autographes et manuscrits : Collection Boutron-Charlard et Frémy, Vente aux enchères publiques le jeudi 27 février 2014 à 14 h 30, Thierry Desbenoit et associés – Daguerre, 2014 [6 avril 1737 (2)] [Plus].
Boncompagni (prince Baldassarre de), « Lettere di Alessio Claudio Clairaut », Atti dell'Accademia Pontifica dei Nuovi Lincei, 45 (1894) 233-291 [12 août 1732 (1)] [1 octobre 1732 (1)] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Correspondance d'Émilie Du Châtelet (à paraître), Ulla Kölving et André Magnan et al. éds, Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2018 [[24 mars 1734]] [[13 mai 1735]] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions de physique, Paris, Prault, 1740 [Télécharger] [Châtelet] [Koenig] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Réponse de Madame *** à la lettre que M. de Mairan [...] lui a écrite le 18 février 1741, sur la question des forces vives, Bruxelles, 1741 [Télécharger] [28 mai 1741 (1)] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions physiques de madame la marquise du Chastellet adressées à M. son fils. Nouvelle édition, corrigée et augmentée, considérablement par l'auteur, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1742 [Télécharger] [Châtelet] [4 janvier [1741]] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), « Mémoire touchant les forces vives adressé en forme de lettre à M. Jurin », Memorie sopra la fisica e istoria naturale di diversi valentuomini, éd. C. Giuliani, vol. 3, Lucca, 1747, pp. 75-84.
Condorcet (Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de), Œuvres de Condorcet, éd. F. Arago et A. Condorcet O'Connor, vol. 12, Paris, 1847-1849 [26 avril 1741 (1)].
Eames (John), « A short account of Dr. Jurin's ninth and last dissertation, de vi motrice », Philosophical Transactions, 41/459 (January-February-March 1741) 607-610 [Télécharger].
Jurin (James), « De vi motrice », Dissertationes physico-mathematicæ, Londini, 1732, pp. 111-127 [Télécharger].
Kölving (Ulla), « Bibliographie chronologique d'Émilie du Châtelet », Émilie du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, U. Kölving et O. Courcelle éds., Ferney-Voltaire, 2008, pp. 340-385 [4 janvier [1741]].
Le Ru (Véronique), Jean Le Rond d'Alembert philosophe, Vrin, 1994.
Mairan (Jean-Jacques Dortous de), Lettre de M. de Mairan, […] à Madame *** [la marquise du Châtelet] sur la question des forces vives, en réponse aux objections qu'elle lui fait sur ce sujet dans ses Institutions de physique, [Paris], 1741 [Télécharger] [28 mai 1741 (1)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « [? mai 1741] : [Clairaut] écrit à [la marquise du Châtelet] », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncoimai1741cf.html [Notice publiée le 24 octobre 2009, mise à jour le 20 mars 2018].
On commençait alors à se douter alors que cette mesure des forces [vives], qui partageaient tous les savants de l'Europe, était non une question de géométrie ou de mécanique, mais un dispute de métaphysique, et presque une dispute de mots. M. d'Alembert est le premier qui l'ait dit hautement ; des philosophes l'avaient soupçonné ; mais pour se faire écouter des combattants, il fallait un philosophe qui fut en même temps un grand géomètre (Condorcet 47-49, vol. 4, p. 280). D'Alembert, dans son Traité de dynamique (1743) :
C'est par cette raison que j'ai cru ne devoir point entrer dans l'examen de la fameuse question des forces vives.[…] Toute la question ne peut plus consister, que dans une discussion métaphysique très futile, ou dans une dispute de mots plus indigne encore d'occuper des philosophes (Alembert 43, pp. xvi-xxi). Le Ru :
Le texte de la préface du Traité de dynamique a traditionnellement valeur de référence pour les historiens des sciences. Ils estiment en effet que d'Alembert, par son explication de la querelle a mis un point final à une discussion scientifique vaine et stérile, en la réduisant à une « dispute de mots » (l'expression est de d'Alembert) (Le Ru 94, pp. 83-84). La réponse de la marquise du Châtelet à cette lettre est perdue. Clairaut lui réécrit le 5 septembre (cf. 5 septembre 1741 (1)).