Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


6 avril 1737 (2) : Maupertuis (Pello) écrit à Mme de Vertillac :
Il faut bien, quelque aversion qu'on ait, Madame, répondre à une lettre où il y a autant d'esprit que dans la vôtre, et tâcher de faire les petites commissions que vous me faites l'honneur de me donner, quoi que je ne sache pas bien encore si ce n'est pas pour vous moquer de moi, que vous me demandez des cartes à jouer des pays du Nord, un volume in-12 de poésies danoises, et de jolies choses de Laponie. Je n'ai guère eu le temps de jouer quadrille à Stockholm ; mais, comme vous me demandez les cartes qui seront les plus différentes de celles de France, je peux bien vous répondre d'abord, que ce sont celles de Torneå ; cependant, comme il n'y en a que deux ou trois jeux, avec lesquels toute la ville joue et qu'on se prête les uns aux autres pendant toute l'année, je ne sais pas si j'en pourrai avoir un. Un volume in-12 de poésies danoises : en vérité, Madame, vous vous moquez de moi ; il n'y en a jamais eu, il n'y en aura peut-être jamais ; et, s'il y en a, Dieu vous garde de les lire.

Passons aux curiosités de Laponie ; il y a peut-être de très belles choses, dans le genre que vous me demandez, de pétrifications, de coquilles, etc. ; mais comme elles sont couvertes de quelques aunes de neige, il n'est pas plus aisé de les trouver, que si elles étaient au fond de la mer. Je vous dirai, comme le doge de Gênes, ce qu'il y a de plus curieux dans ce pays-ci, c'est de m'y voir. Les habillements, et tout ce qui sert aux Lapons, est trop vilain pour vous en porter, et serait capable d'infecter votre cabinet. Je pourrais cependant l'enrichir, à mon retour, d'une paire de souliers de huit pieds de long, pour vous apprendre à douter que les culottes des Finnois descendent jusque dans leurs souliers. Quand on n'a voyagé, Madame, que de chez soi aux Tuileries et à l'Opéra, on a des idées bien bornées sur toutes les belles choses que nous voyons ; mais il ne faut pas, parce qu'on n'a rien vu, douter de la bonne foi d'aussi honnêtes voyageurs que nous ; l'imagination, sûrement, n'a rien à produire ici pour y trouver d'étranges choses ; si je vous avais dit, Madame, que l'été passé, ma tente fut dressée sur une paire de souliers, vous ne l'auriez pas cru ; vous le croirez, lorsque vous les verrez. Si vous n'étiez pas si incrédule, je vous aurai raconté bien des choses sur les Lapons, que vous ne saurez point ; car, Dieu merci, nous vivons à présent avec eux. Nous sommes venus, depuis quelque temps, passer les fêtes de Pâques à notre maison de campagne de Pello ; et c'est, dans cette saison, le rendez-vous de tous les Lapons. Pello, comme vous le savez, Madame, est une des derniers villages du monde, du côté Nord, à une trentaine de lieues de Torneå : il est, avec cette capitale, dans la même proportion que Vaugirard peut être avec Paris ; et Torneå est une ville qui consiste en cinquante ou soixante maisons, ou cabanes de bois. Le printemps y est un peu froid, puisque les thermomètres sont tous les jours beaucoup plus bas qu'ils n'étaient à Paris, dans le plus grand froid du plus grand hiver ; sans cela, je n'en saurais presque rien, et je ne sens maintenant non plus le froid, qu'un Lapon. Tout ce que je crains, c'est de ne pouvoir supporter les chaleurs de l'hiver prochain. Pendant ces froids, qui durent encore ici, quoique nos jours commencent à être de vingt heures, nos Lapons ne daignent pas dresser leurs tentes, et couchent à terre, dans la cour de la maison d'où je vous écris, sans autre matelas que la neige. Vous ne le croirez pas encore, Madame, mais il me semble que j'en ferais bien autant : les corps sont bien plus dociles que les esprits. Si je pouvais chasser du mien les chimères des pays méridionaux, je pourrais être le plus heureux des Lapons du monde. Ce qui fait actuellement cette grande affluence de Lapons, à Pello, c'est le retour des foires, dont ils apportent jusqu'ici, aux gens de Torneå, les marchandises qu'ils ont achetées ou troquées ; nous ne pouvons pas faire la moindre promenade, sans rencontrer des files de rennes, qui traînent ces marchandises dans de petits bateaux. Un Lapon à pied conduit le premier ; ce renne traîne son bateau, auquel le second renne est attaché, et ainsi de suite ; et ces bateaux doivent passer précisément tous par un petit sillon creusé dans le neige, à droite ou à gauche, le renne et le Lapon s'y trouveraient abîmés. Dans l'un ce sont des peaux de rennes, dans l'autre des poissons gelés, qu'on peut manger huit mois après qu'ils ont été pêchés au cap Nord, aussi frais que le premier jour ; dans l'autre, un petit Lapon, couvert de merluches. Quand la caravane a fini sa journée, elle s'arrête là où elle se trouve, dans le bois ou sur le fleuve ; les Lapons soupent de quelque poissons ; les rennes mangent un peu de mousse : tous couchent ensemble là dans la neige, et dorment aussi bien que ceux qui font porter leur lit dans leur voyage. Ils ont été aussi surpris de voir nos figures, que nous, les leurs. Ils ont bien de la peine à deviner ce que c'est qu'un grand instrument que nous allons toujours portant avec nous, auquel nous bâtissons des temples sur les montagnes, où quelqu'un veille toujours auprès de lui, auquel nous n'osons presque toucher, et duquel nous n'approchons qu'en tremblant et souvent à genoux. Tout ce que pensent sur cela les plus sensés, c'est que c'est quelque divinité que nous adorons ; mais pour les esprits forts, ils nous croient des fous. Nous avons apporté ici, ce dernier voyage, encore cette divinité, qui est notre secteur : nous l'avons reporté sur Kittis, dans un observatoire que nous y batîmes l'automne passée ; c'est sur le sommet d'un mont glacé, dans la cabane la plus mal fermée, que nous passons des nuits dans la glace et dans la neige, dont le récit ferait trembler à Paris, pendant que nos voisins nous regardent comme les gens les plus voluptueux et qui cherchent, le plus, leurs commodités. Ils ne font guère plus de cas de notre musique que de notre astronomie, et ma guitare n'a point du tout réussi avec eux. Il est vrai que leur musique m'a paru aussi bien étrange : ceux qui couchent dans notre cour, quand ils sont en joie, ou qu'ils font quelque rêve agréable, se mettent à chanter, à quelque heure de la nuit que ce soit, tous, la même chanson ; et si le compositeur a voulu exprimer le jappement d'un chien, leur musique est plus expressive que tous les récitatifs de Lully et de Destouches. Ils nous viennent souvent rendre visite ; ils entrent sans se faire annoncer ; et tout à coup nous voyons, sans nous en être aperçus, un Lapon ou une Lapone dans notre chambre : ils trouvent fort ridicule qu'on ait des portes et des serrures. En voilà assez, Madame, pour cette fois, sur les Lapons. Une autre fois nous examinerons, si vous voulez, lesquels d'entre eux ou de nous sont les plus raisonnables ; mais il faut que j'y pense auparavant, car je n'en sais encore rien. Comme votre incrédulité m'a fait peur, je n'ai voulu vous parler que des choses les plus communes que j'ai remarquées : si vous n'aviez pas attaqué ma sincérité, je vous aurai raconté mille choses incroyables, à ceux même qui les ont vues. Je ne vous ai entretenu que d'une espèce d'homme, haute de quatre pieds, faisant et pensant en tout au rebours des autres ; je vous eusse dit, que, dans la zone glacée il y a des personnes fort bien faites et fort aimables ; qu'on y chante, qu'on y danse et qu'on y fait tout ce qu'on fait à Paris ; qu'on y fait jusqu'à des chansons et des vers ; je vous aurais envoyé ceux-ci :

J'avais perdu Christine dans la neige ;
Amour, voulais-tu m'éprouver ?
Christine dans la neige, hélas ! comment pouvais-je
Espérer de la retrouver ?
En vain de tous côtés j'avais cherché ses charmes,
J'étais transi de douleur et de froid,
Quand mes yeux à travers mes larmes
Aperçurent certain endroit
Où la neige semblait et plus blanche et plus fine.
J'y courus ; c'était ma Christine.

Mais vous ne croiriez jamais ce que je vous dirais là-dessus.

Je n'attends plus de lettres de M. de Saint-Hyacinthe : si j'avais écrit à un Lapon, j'aurais plus tôt reçu la réponse. Faites-lui en, je vous prie, Madame, mes reproches ; car je suis assez sot pour l'aimer, malgré tous ses défauts. Pour Madame, elle n'en peut mais, et j'ai pour elle presque autant d'aversion que pour vous. Mais surtout je vous prie de présenter bien mes respects à M. le comte de Vertillac, et de faire ma cour à Monsieur notre gouverneur. Il y a encore une autre personne chez vous pour qui j'ai bien de l'estime et de l'amitié, c'est M. de Burigny. Je suis, avec beaucoup de respect, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur Maupertuis.

De Pello, 6 avril 1737 n. s (Maupertuis 70).
Trois autres « chansons lapones » furent publiées dans les Anecdotes physiques et morales (cf. [c. 15 avril 1744]).

Christine retrouvera Maupertuis en France (cf. 20 septembre 1736 (3)).

Cette lettre a également été publiée en 1835 dans la Revue rétrospective, date à laquelle elle appartenait à M. Berthevin (Maupertuis 35b).

Elle a fait partie de la collection Boutron-Charlard, avant d'être proposée à la vente le 27 février 2014 (présentée comme une lettre adressée à [la marquise du Châtelet]) (Bodin 14, pp. 86-87), et (après mention de Mme de Vertillac comme destinatrice précédemment connue) adjugée 9500 euros (Linda Gardiner, CP, 27 février 2014).

Sur Mme de Vertillac (ou Verteillac) :
Née avec un fond de curiosité inépuisable, une netteté d'esprit et une profondeur singulière, [Mme de Vertillac, mariée au gouverneur de Périgord et de Dourdan] crut que la connaissance de toutes les sciences et de tous les arts étaient du ressort de ceux qui se proposaient de cultiver leur esprit, aussi y avait-il peu de choses dont elle n'eût des idées très exactes. Elle chercha toute sa vie à faire connaissance avec les artistes célèbres et les savants illustres, et elle leur donna plus d'une fois de l'étonnement de l'étendue de ses connaissances. On en a vu souvent convenir qu'elle leur avait appris des détails sur leur profession qu'ils avoient ignorés jusqu'alors: plusieurs gens de Lettres lui ont lu leurs ouvrages avant que de les donner au public, et ont avoué qu'on, ne pouvait pas faire des remarques plus judicieuses (Lévesque de Burigny 52).
Abréviation
  • CP : Communication personnelle.
Références
  • Bodin (Thierry), Lettres autographes et manuscrits : Collection Boutron-Charlard et Frémy, Vente aux enchères publiques le jeudi 27 février 2014 à 14 h 30, Thierry Desbenoit et associés – Daguerre, 2014 [[? mai 1741]] [Plus].
  • Lévesque de Burigny (Jean), « Lettre à l'auteur du Mercure, sur Madame de Vertillac », Mercure de France, janvier 1752, pp. 94-101 [Télécharger].
  • Maupertuis (Pierre-Louis Moreau de), « Voyage en Laponie, par Maupertuis. À Madame de Verteillac », Revue rétrospective, seconde série, tome I, 1835, pp. 135-140 [Télécharger].
  • Maupertuis (Pierre-Louis Moreau de), « Lettre de Maupertuis à Mme de Vertillac », Mélanges publiés par la société des bibliophiles français, 6 vol., Paris, 1820-1829, Slatkine Reprints, vol. 6, Genève, 1970.
Courcelle (Olivier), « 6 avril 1737 (2) : Maupertuis (Pello) écrit à Mme de Vertillac », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n6avril1737po2pf.html [Notice publiée le 9 décembre 2008, mise à jour le 9 mars 2014].