4 janvier [1741] : Clairaut (Paris) écrit à [la marquise du Châtelet] :
J'aurai eu l'honneur de vous remercier plus tôt, Madame, du beau présent que vous m'avez fait de votre livre [(Châtelet 40)], si je n'avais pas cru que vous aimeriez mieux le remerciement de quelqu'un au fait de votre ouvrage, que la simple expression de ma reconnaissance. Comme il n'y a pas bien longtemps que votre livre m'a été remis et que vous traitez des matières fort abstraites, je n'ai pas été plus tôt en état de le connaître, je n'ose pas même encore m'en flatter, et si je prends la liberté de vous en parler, ce n'est qu'en vous priant d'avoir beaucoup d'indulgence pour tout ce que je vous en dirai. J'ai trouvé que votre livre était rempli des choses les plus intéressantes de la physique et de la métaphysique, et qu'il y aurait beaucoup à gagner pour ceux qui entreprennent l'étude de la philosophie, à se le rendre familier. Mais je crains que cela ne soit difficile aux commençants et surtout aux gens du monde. Malheureusement ce sont ceux qui vous jugeront le plus et qui s'en prendront à vous et non à eux comme ils le devraient de ce que vous vous distinguez. Deux choses rendent l'accès de votre ouvrage difficile. 1° Vous débutez par la métaphysique la plus abstraite. 2° Votre physique est peut-être un peu trop mathématique (beau défaut à la vérité) pour les commençants. Si ces deux points peuvent faire de la peine à quelques-uns, il n'en est pas de même de moi. Le 1er livre m'a fait un grand plaisir en ce qu'il m'apprenait la métaphysique de Leibniz au fait de laquelle je n'étais pas du tout. Je suis charmé de la connaître et je ne crois pas que personne me l'eût fait aussi bien entendre que vous. Je suis trop neuf dans cette matière pour vous en dire mon sentiment mais ce que je puis bien assurer, c'est que si je pouvais être conquis à cette philosophie, ce serait par la façon dont vous la présentez. Quant à la partie physique de votre ouvrage, elle m'a fait beaucoup de plaisir aussi, non pas comme la pr[emière] en m'ouvrant un champ nouveau mais en me mettant sous les yeux dans un bel ordre et d'une façon agréable les vérités les plus satisfaisantes de la physique. S'il m'était permis cependant de vous dire mon avis en entier, je prendrais la liberté de vous dire qu'il y a dans quelques endroits des petites négligences dont quelques-unes peuvent venir de ce que vous avez voulu vous mettre plus à la portée de tout le monde, mais qui pourraient vous faire du tort dans l'esprit des géomètres. Par ex. pag[e] 337 et 338, art[icle] 406 vous donnez une démonstration de ce que la gravité respective est à la gravité absolue comme la hauteur est à la longueur qui ne m'a pas paru satisfaisante. Et vous dites ensuite, art[icle] 407, que la gravité respective sur des plans différemment inclinés est comme l'angle d'inclinaison. C'est comme le sinus de cet angle qu'il faudrait dire. Ces propositions ne peuvent guère se démontrer, ce me semble, que par la décomposition des forces. Dans l'article 469 vous prétendez que la propriété de la cycloïde, d'être la courbe de la plus vite descente, est fondée sur ce que la vitesse initiale est proportionnelle à l'arc qui reste à parcourir. Je ne sais comment cela se peut voir. L'isochronisme dépend évidemment de cette propriété, mais pour le brachistochronisme, je ne l'imagine pas. S'il y a encore quelques autres légères inadvertances de cette nature, elles ne peuvent pas faire un tort réel à votre ouvrage, et elles pourront être très facilement corrigées à une seconde édition si vous en donnez quelque jour. J'ai été très content de la façon modérée et éclairée dont vous parlez de l'attraction. Vous avez cela de commun avec plusieurs cartésiens que vous l'admettez comme fait, mais vous ne dérogez point à ce sentiment comme ils le font presque tous en cherchant à expliquer les phénomènes d'une autre façon que Newton, ce qui vient de ce qu'ils ne l'entendent pas. Et qu'ils ont cependant l'envie de l'expliquer et de créer. Je finis en vous réitérant mes remerciements, et en vous assurant que je désire beaucoup de voir la continuation de vos productions. Oserais-je vous prier de dire bien des choses pour moi à M. de Voltaire ? Oserais-je vous prier de me dire quels sont les Newtoniens dont vous parlez qui pour réduire tout à une seule loi d'attraction font comme p/xx +q/x3+r/x4+etc (Boncompagni 94b ; Châtelet 18, pp. 486-488).
Le manuscrit de cette lettre a été acquis par Boncompagni le 23 janvier 1892 au cours d'une vente publique. Il a auparavant appartenu à A.-P Dubrunfaut, chimiste, officier de la légion d'honneur, en 1884, ainsi qu'à Auguste Laverdet, vendeur d'autographes, en 1854 (Boncompagni 94a). La dernière lettre connue de la correspondance entre la marquise du Châtelet est Clairaut était celle du 22 septembre 1738 (1). L'exemplaire de (Châtelet 40) offert par la marquise du Châtelet à Clairaut est conservé à la Bayerische Staatsbibliothek (Munich) sous la cote Phys.g. 66 et a été numérisé par Google. Il porte la mention « Pour Monsieur Clairaut de la part de Madame la marquise du Chastellet » (Châtelet 40, non paginé) (Andrew Brown, CP, 26 décembre 2012). L'ex-libris « Franciscus Praepositus Cann. Reg. in Polling Anno 1744 » montre qu'il a appartenu à Franz Töpsl (1711-1796). Il a probablement quitté la bibliothèque de Clairaut lors de la vente de celle-ci (n° 181 du catalogue) (cf. 15 juillet 1765 (1)). (Châtelet 40) connaîtra les éditions (Châtelet 41a) et (Châtelet 41b), avant (Châtelet 42), nouvelle édition corrigée et augmentée, avec nom d'auteur cette fois (Kölving 08). L'article 406 est légèrement modifié, notamment par l'ajout de : « Je vais tâcher de vous faire comprendre cette proposition par un raisonnement sensible, et plus à votre portée que la démonstration géométrique » (Châtelet 42, pp. 353-354). Suite à une seconde suggestion de Clairaut (cf. [? mai 1741]), la note marginale de l'article 407 sera remontée à l'article 406, et « la gravité respective […] est à la gravité absolue comme la longueur du plan est à sa hauteur » (Châtelet 40, p. 337) remplacé par « la gravité respective […] est à la gravité absolue comme la hauteur du plan est à sa longueur » (Châtelet 42, p. 353-354). L'article 407 est corrigé (Châtelet 42, p. 354). Clairaut reviendra sur l'article 407 (cf. 5 septembre 1741 (1)). Les articles 469 et 470 ont été supprimés (Châtelet 42, pp. 393-394). La dernière question se réfère à la l'article 390, p. 324 de (Châtelet 40). La réponse de la marquise du Châtelet est perdue. Clairaut réécrit à la marquise du Châtelet le [? mai 1741].
Abréviation
CP : Communication personnelle.
Références
Boncompagni (prince Baldassarre de), « Intorno alle lettere edite ed inedite di Alessio Claudio Clairaut », Atti dell'Accademia Pontifica dei Nuovi Lincei, 45 (1894) 157-232 [9 juin 1740 (1)] [Plus].
Boncompagni (prince Baldassarre de), « Lettere di Alessio Claudio Clairaut », Atti dell'Accademia Pontifica dei Nuovi Lincei, 45 (1894) 233-291 [12 août 1732 (1)] [1 octobre 1732 (1)] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Correspondance d'Émilie Du Châtelet (à paraître), Ulla Kölving et André Magnan et al. éds, Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2018 [[24 mars 1734]] [[13 mai 1735]] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions de physique, Paris, Prault, 1740 [Télécharger] [Châtelet] [Koenig] [Plus].
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions de physique, Amsterdam, Pierre Mortier, 1741.
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions de physique, Londres, Paul Vaillant, 1741.
Châtelet (Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du), Institutions physiques de madame la marquise du Chastellet adressées à M. son fils. Nouvelle édition, corrigée et augmentée, considérablement par l'auteur, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1742 [Télécharger] [Châtelet] [Plus].
Kölving (Ulla), « Bibliographie chronologique d'Émilie du Châtelet », Émilie du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, U. Kölving et O. Courcelle éds., Ferney-Voltaire, 2008, pp. 340-385 [[? mai 1741]].
Courcelle (Olivier), « 4 janvier [1741] : Clairaut (Paris) écrit à [la marquise du Châtelet] », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n4janvierco1741cf.html [Notice publiée le 3 octobre 2009, mise à jour le 20 mars 2018].