Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. 15 avril 1744] : Parution des Anecdotes physiques et morales de [Maupertuis] :
Jusqu'ici nous n'avons parlé que du physique de l'opération du Nord, et nous avons pris la liberté de marquer avec franchise les choses principales qui pouvaient y manquer, et dans lesquelles ces Messieurs ont pu faillir. Pour être équitable, il faut leur rendre la gloire qui leur est due à d'autres égards.

Ce grand ouvrage a été entrepris et exécuté avec un courage et une gaieté qu'on ne saurait trop louer ; d'autant plus que dans des expéditions rudes et pénibles, comme l'était sans doute celle-ci, la gaieté est nécessaire pour le succès. On ne sera peut-être pas fâché de voir à quoi s'occupait M. de M. pendant un tempête ; il faisait en chanson le journal de sa navigation : et comme ce journal ne se trouve point dans la relation qu'il a donnée de son opération, nous le rapporterons ici.

1.
Nous quittons nos iris,
L'opéra, nos amis,
Pour la tempête :
Sur l'humide élément,
Nous allons voir comment
La Terre est faite.

2.
Déjà notre vaisseau
Roulant, tanguant, fend l'eau
Avec sa proue ;
Pour retarder nos pas,
Le vent qu'il ne faut pas,
Enfle sa joue.

3.
Un éclat lumineux [Aurore boréale NDE]
Se fait voir dans les cieux ;
Mauvais présage :
Feu perfide et trompeur,
Il est l'avant-coureur
De quelqu'orage.

4.
C'est ainsi qu'à Paris
J'ai souvent vu les ris
D'un beau visage,
Présager aux amants
La tempête, les vents
Et le naufrage.

5.
Bientôt on ne vit plus
Ni Triton, ni Glaucus,
Ni Melicerte.
Dans le creux d'un rocher,
Protée alla cacher
Sa barbe verte.

6.
On eut dit que Junon
Sur les mer de Sidon,
Voyait Enée :
Et qu'Éole en courroux
Voulait être l'époux
De Déjopée.

7.
Vénus calma les coups,
Elle avait parmi nous
Quelque bonne âme,
Dont le destin portait,
Qu'elle ne périrait
Que par sa flamme.

8.
Les esprits forts traitant
Ce miracle évident
De fable vaine,
Soutinrent que le vent
Avait en trop soufflant,
Perdu l'haleine.

9.
Pour moi je n'en crois rien ;
Les vents soufflent trop bien :
J'aime mieux croire,
Le fait tel qu'on le dit,
Et tel qu'il est écrit
Dans cette histoire.

10.
Au bout de l'océan,
Plus loin que le Jutland,
Est un passage :
On l'appelle le Sund,
Il est assez profond,
Mais fort peu large.

11.
La ville des Danois
Nous reçois sous ses toits,
Tristes demeures ;
Chez Tansen nous dinons ;
Et nous nous ennuyons
Vingt et quatre heures.

12.
Quoi qu'on trouve en ces lieux
Du poil blond, et des yeux
Couleur d'ardoise :
Ne quittez pourtant pas
Gossin ni Petitpas,
Pour la Danoise.

C'est dommage que M. de M. n'ait pas écrit de la sorte, la relation entière de son voyage, et le détail de son opération. Il aurait remporté un avantage certain sur M. Cassini, qui n'a jamais su mêler un tel enjouement aux opérations trigonométriques et astronomiques.

Au défaut de la romance, nous tâcherons d'y suppléer d'après quelques mémoires que nous avons eus sur la manière dont nos astronomes ont vécu en Laponie.

L'exemple de Fernand Cortez, que M. de M. s'était apparemment proposé de suivre, lui fit chercher, aussitôt après son arrivée, quelque jolie personne qui pût lui donner les intelligences nécessaires dans un pays que personne d'eux ne connaissait. Et bien des gens qui ne pénétraient pas sa politique, crurent qu'il en était devenu fort amoureux, parce qu'on le voyait passer les jours et les nuits à chanter sur sa guitare les airs suivant qu'il avait faits pour elle :

1.
D'une fière maîtresse
J'éprouve la rigueur,
Je crois que ma tendresse
Redouble sa froideur.
Je fais serment sans cesse
D'éteindre mon ardeur ;
Mais le trait qui me blesse
Est trop cher à mon cœur.

2.
Quand un jour je me flatte
De voir le sien épris,
Le lendemain l'ingrate
M'accable de mépris.
Si je brise ma chaîne
Pour mille maux soufferts
Un regard de Clymène
Me remet dans ses fers.

3.
Douter si d'une belle
On a touché le cœur,
Ou bien si la cruelle
se rit de notre ardeur,
Est un tourment plus rude,
Pour l'amant enflammé,
Que n'est la certitude
De n'être point aimé.

La nuit profonde de l'hiver du pôle, et le jour continuel de l'été, donnèrent lieu à quelques autres couplets, qui font voir que dans le temps où M. de M. ne paraissait occupé que de chanter sa maîtresse, il cachait adroitement l'astronomie sous les apparences de l'amour ; et décrivait les phénomènes de la zone glacée plus exactement que ne l'ont fait Aratus et Manilius. Voici la chanson :

1.
Pour fuir l'amour
En vain l'on court,
Jusqu'au cercle polaire ;
Dieu qui croirait,
Qu'en cet endroit
On eût trouvé Cythère !

2.
Dans les frimas
de ces climats
Christine nous enchante :
En tous lieux
Où sont ses yeux,
Sont la zone brûlante.

3.
L'astre du jour
À ce séjour
Refuse sa lumière :
Et vos attraits
sont désormais
L'astre qui nous éclaire.

4.
Le Soleil luit ;
Des jours sans nuit,
Bientôt il nous destine :
Et ces longs jours
Seront trop courts,
Passés près de Christine.

Les compagnons de M. de M. à l'exemple de leur chef, prirent chacun des maîtresses ; et chacun bientôt n'eût d'autres astres à observer que sa Christine. La franchise et la liberté qui règne dans ces climats et la complaisance des habitants, introduisirent bientôt à Torneo les mœurs de la France ; il n'y resta de la Laponie que le peu de souci pour les observations et pour les calculs. Ce n'était tous les jours qu'assemblées, que bals, que colin-maillards. Ceux qui ont reproché à M. de M. d'avoir pendant ce voyage laissé manqué ses compagnons et lui, des choses les plus nécessaires, comme de pain, de vin etc. devaient du moins lui rendre la justice d'avouer qu'il ne manquait de soin que pour ces sortes de choses ; et que quand il s'agissait de soutenir l'honneur de la galanterie française, il n'épargnait rien pour les fêtes et pour les bals. Aussi le bruit de ces fêtes se répandit-il de l'une à l'autre rive du golfe de Bothnie. Les gens qui voulaient se bien divertir venaient à Torneo : et il y vint une très honnête demoiselle de plus de 30 lieues exprès pour voir les philosophes français. Cependant il fallut quitter tous ces plaisirs. On revint en France ; et l'on rapporta une mesure du degré aussi contraire à toutes celles de Messieurs Cassini que la manière de vivre des uns et des autres astronomes avait été différente (Anecdotes physiques et morales, slnd, pp. 27-36).
D'autres vers se trouvent dans une lettre de Maupertuis à Mme de Vertillac [cf. 6 avril 1737 (2)].

Christine a retrouvé Maupertuis en France (cf. 20 septembre 1736 (3)).

La tradition bibliographique date ces Anecdotes physiques et morales de 1738 et les attribue à Maupertuis.

Cette tradition a peut-être été initiée par Lalande dans sa Bibliographie astronomique :
1738. [...] Anecdotes physiques et morales : On [...] a [...] attribué [l'ouvrage] à Maupertuis. Il en est parlé dans les feuilles de l'abbé Desfontaines en 1744 [Jugements sur les ouvrages nouveaux,1744, vol. 1, pp. 354-360 NDM]. L'auteur paraît vouloir répondre à l'Examen désintéressé [(Maupertuis 38c)]. Il fait diverses objections sur l'exactitude du degré de Laponie ; et je sais que Maupertuis lui-même n'en était pas très content. On y fait quelques plaisanteries sur les amusements des astronomes à Torneo, et sur une Lapone que Maupertuis avait ramené à Paris. Tout cela n'empêche pas qu'on ne l'attribue à Maupertuis lui-même (Lalande 03, p. 407).

Elle se trouve aussi dans une note manuscrite en tête de l'exemplaire conservé à la BnF sous la cote Res-R-2544 :
Cette brochure est fort rare, elle paraît etre de 1738, et faite en faveur de M[onsieu]r Cassini contre M[onsieu]r de Maupertuis. Cependant on l'attribue aussi a Maupertuis qui n'etait pas tres content de la mesure, suivant Celsius.

Les Anecdotes physiques et morales ont pourtant été publiées vers la mi-avril 1744.

Le 17 avril 1744, Maurepas écrit en effet à Marville :
Je ne sais si vous aurez vu une petite brochure critique contre Montpertuis [Maupertuis], qui finit par les chansons qu'il a faites dans le Nord (Marville 96-05, vol. 1, p. 177).

Le 17 avril 1744, Mme de Graffigny écrit à Devaux :
Il y une autre brochure, que je t'enverrai dimanche qui est contre Maupertuis, que je n'ai pas encore pu avoir (Graf. 682, vol. 5, pp. 211-212).

Le 29 avril, Mme de Graffigny précisera que la brochure coûte 8 sols (Graf. 687, vol. 5, p. 237). Le 30, elle indiquera qu'elle ne l'a pas encore lue, Devaux lui ayant écrit de son côté qu'il n'y avait rien compris hormis les vers (Graf. 688, pp. 241-242).

Le 8 mai, Voltaire (Cirey) écrit à Thieriot :
Je n'ai point lu et je ne veux point lire l'ouvrage contre M. de Maupertuis. C'est un grand mathématicien et un grand génie. Qu'a-t-on à lui dire ? Laissons-là toutes ces brochures ridicules (D 2970).

Le 30 mai 1744, Bonardy (Paris) écrit à Bouhier :
On attribue à M. de Maupertuis, votre nouveau confrère, une dissertation sur un Maure blanc, qui est peu applaudie des physisciens ; et contre lui, j'ai vu des Anecdotes physiques et morales, où il est maltraité sur son système de la figure de la Terre et son voyage au Nord (Bouhier 74-88, vol. 5, pp. 108-111).

Maupertuis lui-même signalera sa parution récente à Jean II Bernoulli le 1 juillet 1744 (cf. 1 juillet 1744 (2)).

L'année 1744 est aussi celle de la publication de (Outhier 44) (cf. 7 mars 1744 (1)) et du retour de Bouguer du Pérou (cf. 1 juillet 1744 (2)).

L'attribution des Anecdotes physiques et morales à Maupertuis a pu également être discutée (Beeson 92, pp. 141-142).

Pourtant, le 17 juillet 1744, Mme de Graffigny écrit à Devaux :
Guillot [Thiriot] est venu ici ; il m'a conté une chose fort plaisante : c'est que ces anecdotes phisiques sont de la Puce [Maupertuis] même (Graf. 719, vol. 5, p. 351).

Le 23 :
La Rancune [Duclos] m'a dit aussi que la Puce [Maupertuis] s'était moqué de lui-même (Graf. 722, vol. 5, p. 362).

Le troisième poème est certainement de Maupertuis. C'est de lui que Mme de Graffigny le tenait quand elle l'avait envoyé à Devaux le [24] mars [1743] (Graf. 539, vol. 4., p. 206). Il sera également sera repris par La Beaumelle dans sa Vie de Maupertuis (La Beaumelle 56, pp. 48-49), l'ayant très probablement lui aussi reçu aussi de Maupertuis.

Le 2 juin 1758, il lui écrit en effet :
Je vous prie de m'envoyer vos chansons sur Christine, Mesdemoiselles de Montolieu me persécutent pour les avoir (Le Sueur 96, p. 249).

Le 12 :
Je vous remercie de votre chanson lapone que Mlles de Montolieu, qui la chantent ce soir, attendaient avec beaucoup d'impatience (Le Sueur 96, p. 251).

Le 14 :
[Madame du Boccage] a trouvé votre chanson lapone fort jolie, elle ne la connaissait point (Le Sueur 96, p. 253).

Ce troisième poème sera également repris dans la Correspondance de Grimm à la mort de Maupertuis (cf. Maupertuis), et dans l'Almanach des muses avec la précision suivante :
Couplets faits pour une jeune Lapone, dans un voyage au pôle.
[Suivent les vers]
Par M. de Maupertuis.
Il est vraisemblable qu'on fait peu de pareilles chansons en Laponie. M. de Maupertuis chantait souvent celle-ci, lorsqu'il était de bonne humeur (Maupertuis 69).

Abréviations
  • BnF : Bibliothèque nationale de France, Paris.
  • NDE : Note de l'éditeur.
  • NDM : Note de moi, Olivier Courcelle.
Références
Courcelle (Olivier), « [c. 15 avril 1744] : Parution des Anecdotes physiques et morales de [Maupertuis] », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncoc15avril1744cf.html [Notice publiée le 22 janvier 2009, mise à jour le 8 décembre 2010].