[3 février 1742] : Euler (Berlin) écrit à Clairaut :
Monsieur, Comme vos lettres me font un plaisir infini, j'y réponds aussitôt qu'il m'est possible, n'ayant ici point du tout des occupations qui m'en empêchent. Car le Roi n'ayant pas encore trouvé à propos de rétablir la Société des sciences, je jouis cependant d'un parfait repos. Je vous félicite, Monsieur, d'avoir achevé un ouvrage [C. 29], qui éclaircira aussi bien la question si importante sur la figure de la Terre, qu'il augmentera l'admiration que tout le monde a conçue pour vous. Je suis d'autant plus extrêmement curieux de profiter de cet excellent ouvrage, que les autres discussions m'ont fort peu satisfait, surtout lorsque les deux principes dont on s'est servi donnent pour la même hypothèse des figures différentes. Car je ne puis pas encore comprendre, comment il serait possible, qu'à une hypothèse quelconque ne convienne aucun état d'équilibre et un mouvement perpétuel qui tend à se mettre en repos, et ne trouve jamais une situation propre à cela, me parait trop paradoxe, pour pouvoir être admise sans des preuves tirées des premiers principes de l'hydrostatique aussi claires que le jour même. Le principe dont vous faites usage, sera sans doute, qu'une masse fluide ne peut être en équilibre qu'en cas que chaque molécule soit également comprimée de toute part, et en ce principe sont également fondées les deux, dont MM. de Maupertuis et Bouguer se sont servis [(Bouguer 34), (Maupertuis 32a)]. J'ai reçu nouvellement sur la même matière des lettres de M. Kuhn [Kühn], assez habile mathématicien de Danzig, qui propose des doutes de la dernière importance contre les conclusions, qu'on veut tirer des mesures et des observations pour la détermination de la figure de la Terre. Il accorde l'accuratesse, qu'on a employée dans ces observations ; mais il soutient que la Terre aussi bien que la mer sont si inégales et raboteuses par rapport au niveau, qu'un endroit tant sur la Terre que sur la mer peut bien être plus élevé de quelques milles d'Allemagne qu'un autre. Par exemple, il veut faire voir que la Laponie est par rapport au niveau de cinq milles plus élevée que la France. De sorte qu'un degré du méridien en Laponie puisse bien être plus grand qu'en France, nonobstant que la figure de la Terre prise au niveau fût ou sphérique ou un sphéroïde allongé. Pour prouver cela, il rapporte des observations faites sur le nivellement des rivières, et de la possibilité d'en dériver des bras pour pousser les moulins : de là il conclut, qu'une rivière en parcourant 100 pieds s'abaisse de quelques pieds : par conséquent la Volga qui parcourt de sa source jusqu'à la mer Caspienne un chemin de 400 milles, s'abaisse bien de six milles d'Allemagne. Des embouchures des rivières dans la mer, il croit la surface aussi inégale que celle de la Terre ; et que cette inégalité insensible surpasse de beaucoup la plus grande hauteur des montagnes ; quoiqu'on n'ait fait attention qu'à cette dernière inégalité jusqu'à présent. Par là, il rend aussi douteuse la méthode de niveler ou de mesurer les hauteurs au-dessus du véritable niveau, par le moyen des baromètres, qu'il ne croit pas bonne, que lors qu'une hauteur s'élève subitement ; mais si cela arrive insensiblement, l'atmosphère de l'air selon lui s'accommode à la surface de la Terre, et ne fait pas apercevoir quelque diminution de son poids, quoi qu'on monte en effet bien plus haut, que sur la plus haute montagne. Comme cet homme là nie absolument un état d'équilibre dans la surface de la mer, son sentiment semble avoir quelque rapport avec celui de M. Bouguer [(Bouguer 34)], et que peut-être la loi de la pesanteur se trouve dans la Terre d'une telle façon, que la figure de la Terre n'admet point d'état d'équilibre : les deux principes ne s'accordent pas ensemble. Comme cette opinion de M. Kuhn se fonde sur l'expérience et le penchant des fleuves, vous serez mieux en état d'en décider que moi, n'ayant que fort peu de connaissances des expériences qui ont été faites sur le nivellement. C'est pourquoi je vous prie, Monsieur, de me communiquer votre sentiment sur cette matière. Vos remarques sur la variation des espèces des ellipses qui forment les différents couches de la Terre sont extrêmement profondes, surtout si elles ne sont pas la conséquence d'une hypothèse, mais des principes incontestables de l'hydrostatique, comme vous avez la bonté de m'en assurer. Au reste votre pièce dans les Transactions [C. 18] garde toujours ses mérites car jusqu'à présent il me semble, qu'il a été permis de se former des hypothèses à son gré et propres pour le calcul. [maths] Le problème qui était en dispute entre vous, Monsieur [C. 10, C. 11, C. 14], et M. Fontaine [(Fontaine des Bertins 34b), (Fontaine des Bertins 34c)] est presque de la même nature. Votre solution, au cas que l'angle donné est droit, est excellente ; pour d'autres angles, vous n'avez pas donné une solution, aussi crois-je que la loi de continuité est contraire à une telle supposition, l'uniformité ne se trouvant qu'en cas de l'angle droit : et vous avez fort bien remarqué, que M. Fontaine pour marquer la différence des deux angles s'est servi d'une expression ambiguë, qui appartient aussi bien à la somme de ces mêmes angles. Les expressions qu'il a données, comprennent bien des courbes propres ; car sans aucune limitation toute courbe possible y est comprise ; mais c'est justement la question de trouver les limitations nécessaires pour trouver les courbes qu'on cherche. Du reste il y a dans cette question une grande bizarrerie, parce qu'on peut a posteriori trouver des courbes, dans lesquelles le sommet d'un angle non droit glisse, pendant que des jambes touchent une courbe donnée ; et pour cela il me semble qu'on dût derechef pouvoir trouver la courbe touchée ayant connu la courbe au sommet. M. Fontaine s'apercevra sans doute d'abord de cet inconvénient, s'il se veut donner la peine de trouver les courbes touchées, lorsque la ligne, qui est le lieu du sommet de l'angle donné, est par exemple une ligne droite. Mais à propos de M. Fontaine, j'ai infiniment admiré sa méthode fluxio-différentielle pour trouver les courbes tautochrones [(Fontaine des Bertins 34a)] ; quoique j'ai fort travaillé sur cette matière, je dois avouer, qu'il a poussé cette matière bien plus loin que moi, ce que je souhaiterais, que vous eussiez la bonté de lui dire, en l'assurant de le haute estime, que j'ai pour ses profondes méditations. [maths] Mais ne sachant point si vous aimez ces sortes de spéculations [sur la convergence des séries], de peur de vous ennuyer, je finis (O IVA, 5, pp. 110-116).
La date provient des procès-verbaux de l'Académie, face à laquelle un extrait de la lettre sera lu (cf. 23 août 1743 (2)). Euler répond à la lettre de Clairaut du 4 janvier (cf. 4 janvier 1742 (1)). Clairaut répond à Euler le 28 mars (cf. 28 mars 1742 (1)).
Abréviations
C. 10 : Clairaut (Alexis-Claude), « Solutions de plusieurs problèmes, où il s'agit de trouver des courbes dont la propriété consiste dans une certaine relation entre leurs branches, exprimées par une équation donnée », HARS 1734 (1736), Mém., pp. 196-215 [Télécharger] [30 juin 1734 (1)] [29 avril 1733 (1)] [Plus].
C. 11 : Clairaut (Alexis-Claude), « Remarque sur la solution de M. Fontaine pour résoudre le problème où il s'agit de trouver une courbe qui touche les côtés d'un angle constant, dont le sommet glisse dans une courbe donnée », HARS 1734 (1736), Mém., pp. 531-537, 1 pl [Télécharger] [26 janvier 1735 (1)] [29 avril 1733 (1)] [21 janvier 1735 (1)].
C. 14 : Clairaut (Alexis-Claude), « Examen de la réponse de M. Fontaine à mes objections, contre sa méthode pour trouver une courbe qui touche continuellement les côtés d'un angle constant, dont le sommet glisse dans une courbe donnée », HARS 1735 (1738), Mém., pp. 577-580, 1 pl [Télécharger] [1 février 1738 (1)] [29 avril 1733 (1)] [26 janvier 1735 (1)] [Plus].
C. 18 : Clairaut (Alexis-Claude), « An inquiry concerning the Figure of such Planets as resolve about an axis, supposing the density continually to vary, from the Centre towards the Surface », Philosophical Transactions, Vol. XL (1737-1738), Londres, 1741, n° 449 (Aug.-Sept. 1738), pp. 277-306 [Télécharger] [2 octobre 1738 (1)] [(3 mars 1737) 20 février 1736] [15 septembre 1737 (1)] [Plus].
Bouguer (Pierre), « Comparaison des deux lois que la Terre et les autres planètes doivent observer dans la figure que la pesanteur leur fait prendre », HARS 1734, Mém., pp. 21-40, 1pl [Télécharger] [Bouguer] [2 octobre 1738 (1)] [Plus].
Euler (Leonhard), « Correspondance de Leonhard Euler avec A. C. Clairaut, J. d'Alembert et J. L. Lagrange », Leonhardi Euleri Opera Omnia, IV A, vol. 5, Ed. Juskevic A. P. et Taton R., Birkäuser, Basel, 1980 [4 mars 1739 (1)] [16 mai 1739 (1)] [Plus].
Fontaine des Bertins (Alexis), « Problème. Une courbe étant donnée, trouver celle qui serait décrite par le sommet d'un angle dont les côtés toucheraient continuellement la courbe donnée ; et réciproquement la courbe qui doit être décrite par le sommet de l'angle, étant donnée, trouver celle qui sera touchée par les côtés », HARS 1734, Mém., pp. 527-530 [Télécharger] [21 janvier 1735 (1)] [4 janvier 1742 (1)] [Plus].
Maupertuis (Pierre-Louis Moreau de), Discours sur les différentes figures des astres, Paris, 1732 [Télécharger].
Courcelle (Olivier), « [3 février 1742] : Euler (Berlin) écrit à Clairaut », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/nco3fevrier1742cf.html [Notice publiée le 23 décembre 2009].