Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


6 janvier 1764 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Euler :
Monsieur,

Je crains que le silence que j'ai gardé depuis votre obligeante réponse [perdue] du 18 octobre dernier, ne vous donne une mauvaise idée de mon exactitude, et ne me fasse passer dans votre esprit pour un homme dont la paresse s'est totalement emparée. Voici cependant ce que j'ai à vous alléguer pour que vous ne me trouviez pas aussi nonchalant que j'en ai les apparences. J'aurais voulu vous répondre avec quelque connaissance de cause sur les points de votre lettre qui sont relatifs à votre théorie exposée dans le 13e volume de l'Académie de Berlin [(Euler 47b) NDE ! (Euler 57a), (Euler 57b) ?] ; et pour cela il fallait lire votre mémoire avec tout le soin que demande une matière aussi importante que celle que vous y avez traitée, et pour laquelle vous avez employé une méthode très difficile à suivre. Mes occupations et une impatience naturelle, qui augmente plutôt que de diminuer avec l'âge, m'ont empêché de suivre vos principes avec assez de soin pour vous répondre d'une manière qui pût vous satisfaire à cet égard. Dans la crainte d'être encore longtemps sans vous donner de mes nouvelles, je quitte ce projet et je me contente, pour le présent, de vous répondre sur la première partie de votre lettre quant à laquelle je crois être en état, si je n'ai pas trop de présomption, de vous donner des avis salutaires. Il est certain, pardonnez-moi l'expression, que vous êtes dans l'erreur sur l'usage du crown-glass, et que vous doutez mal à propos de la propriété du flint-glass. Ce dernier donne certainement beaucoup plus d'écartement aux rayons colorés que le verre ordinaire. Cela est si sensible que le spectre d'un prisme de cette matière a la moitié en sus de plus en hauteur que celui d'un prisme de verre ordinaire. C'est ce dont je me suis assuré en cimentant un morceau de flint-glass avec un morceau de verre ordinaire, et en les faisant tailler et polir, ainsi joints, pour ne former qu'un seul prisme équilatéral.

Quant au crown-glass, il est, suivant M. Dollond, un tant soit peu moins réfringent, et moins propre à dissiper les rayons colorés que le verre ordinaire. Mais je ne sais si cette propriété est réelle ou au moins sensible. Ce qu'il y a de certain c'est que sa couleur verdâtre ne l'empêche pas de donner un spectre aussi pur dans ses couleurs que le verre ordinaire. D'ailleurs cette sorte de verre est fort inutile dans la construction des nouvelles lunettes. Je n'ai jamais employé que notre glace ordinaire combinée avec le flint-glass, et j'ai fait construire des lunettes excellentes, supérieures, ce me semble, à celles de Dollond, et bien triples, pour l'effet, des lunettes ordinaires. Les dimensions que je donne aux deux lentilles accolées qui forment l'objectif sont différentes de celles de Dollond, meilleures certainement pour la théorie, et à ce qu'il m'a paru, meilleures aussi pour la pratique, mais à la vérité plus difficile à bien exécuter. Je ne sais si les mémoires de l'Académie pour 1756 et 1757 vous sont parvenus. Si vous les avez, je serais bien charmé de savoir ce que vous pensez de deux mémoires [C. 57, C. 58] que j'ai insérés dans ces volumes, lesquels renferment la plus grande partie de mes recherches sur la nouvelle branche de dioptrique dont la naissance est due à votre heureuse idée d'employer (à l'exemple de l'œil) deux matières différemment réfringentes, et à la rencontre que M. Dollond a faite du flint-glass [(Dollond 57-58)].

La méthode que j'ai suivie pour le calcul des aberrations ne pourrait pas avoir l'avantage de servir commodément à un grand nombre de verres, surtout lorsqu'ils sont distants les uns des autres, comme dans le cas où l'on embrasse, dans la même formule, les objectifs et les oculaires. Mais je la crois très suffisante pour le cas de lentilles accolées comme le sont celles qui composent mes objectifs et ceux de Dollond ; et comme la perfection des oculaires est infiniment moins importante que celle des objectifs, que les oculaires composés de deux verres différents ne valent pas grand chose à ce qu'il m'a paru, je n'ai pas cru devoir rien changer aux dispositions ordinaires des oculaires. Pour les lunettes astronomiques, qui sont les plus importantes à traiter, j'emploie deux oculaires un peu distant l'un de l'autre, suivant la disposition imaginée par Huygens, dont Dollond a fait usage aussi ; et qui est, je crois, celle des télescopes catoptriques. C'est surtout avec ces deux petits oculaires que mes lunettes jouissent d'un grand avantage. On en a construit en dernier lieu une de 9 pieds, d'après les dimensions que j'ai données, qui égale en bonté les lunettes ordinaires de 30 ou 40 pieds [la seconde d'Antheaulme, cf. Antheaulme].

Au reste il est très probable que l'on gagnera encore considérablement en perfectionnant les oculaires, et sans doute que votre théorie en montrera le chemin. Mais en vérité il faudrait la rendre plus claire, et je ne sais rien qui vous y fît mieux parvenir que le choix de quelque cas particulier plus simple que celui que vous m'avez envoyé et dans lequel vous donnassiez la marche de vos idées. Que ne montrez vous pas [déchirure] un objectif étant donné et supposé aussi bon qu'il se puisse, [quels] sont les deux oculaires à employer qui donneront le plus de champ, et qui rendront l'iris, et l'aberration qui vient de leur part, la moindre possible. Je crois que cet échantillon de votre théorie ferait beaucoup de plaisir aux géomètres, et leur donnerait plus de courage pour lire toutes les recherches que vous avez faites sur cette matière. Quoiqu'il en soit, le plaisir que j'ai à vous rendre justice est très sincère et fondé sur la haute estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Clairaut.

Paris 6 janv[ier] 1764.

[Adresse] À Berlin (O IVA, 5, pp. 224-225).
Clairaut répond à une lettre perdue d'Euler (cf. 18 octobre 1763 (1)).

Clairaut avait écrit à Euler le 13 septembre 1763 (cf. 13 septembre 1763 (1)).

La réponse d'Euler, s'il y en a eu une, est perdue.

Clairaut fait part à Jean III Bernoulli de son intention d'écrire à Euler (cf. 4 juin 1764 (1)), mais cette lettre du 6 janvier 1764 est la dernière pièce connue de la correspondance entre les deux hommes.

Euler évoquera l'apport de Clairaut à sa prise de conscience (cf. 1764 (2)).
Abréviations
Références
  • Dollond (John), « An Account of some Experiments concerning the different Refrangibility of Light », Philosophical Transactions, 50 (1757-1758) 733-743 [Télécharger] [3 août 1757 (1)] [1 avril 1761 (2)] [Plus].
  • Euler (Leonhard), « Sur la perfection des verres objectifs des lunettes », Histoire de l'Academie des sciences et des belles-lettres de Berlin, 3 (1747) 274-296 [Télécharger] [[8 mars 1761]] [1 avril 1761 (2)] [Plus].
  • Euler (Leonhard), « Règles générales pour la construction des télescopes et des microscopes, de quelque nombre de verres qu'ils soient composés », Histoire de l'Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin, 13 (1757) 283-322 [Télécharger] [13 septembre 1763 (1)].
  • Euler (Leonhard), « Recherches sur les lunettes à trois verres qui représentent les objets renversés », Histoire de l'Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin, 13 (1757) 323-372 [Télécharger] [13 septembre 1763 (1)].
  • Euler (Leonhard), « Correspondance de Leonhard Euler avec A. C. Clairaut, J. d'Alembert et J. L. Lagrange », Leonhardi Euleri Opera Omnia, IV A, vol. 5, Ed. Juskevic A. P. et Taton R., Birkäuser, Basel, 1980 [4 mars 1739 (1)] [16 mai 1739 (1)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 6 janvier 1764 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Euler », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n6janvier1764po1pf.html [Notice publiée le 3 février 2012].