Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. septembre] 1757 : D'Alembert écrit au Mercure de France :
Lettre de M. d'Alembert, à l'auteur du Mercure.

Vous avez inséré, Monsieur, dans votre Mercure d'octobre 1756 [pp. 89-104], l'extrait de mes nouvelles recherches sur les tables de la Lune, qui font partie d'un ouvrage que je publiai l'année dernière [(Alembert 54-56), vol. 3]. Un géomètre vient de faire sur ces recherches quelques observations critiques [cf. Juin 1757 (1)], la plupart légères, mais auxquelles je crois devoir répondre.

I. J'ai dit, et il me paraît suffisamment prouvé par l'aveu même de ce géomètre, que la valeur des coefficients des équations lunaires trouvée par la théorie, est encore fort incertaine : j'ai ajouté qu'il me paraissait très douteux qu'on pût parvenir à fixer ces coefficients par la théorie seule : j'en ai détaillé les raisons que le critique ne combat pas, et que je n'ai pas donné pour démonstratives, ainsi qu'il le fait entendre, mais pour de fortes présomptions, seul genre de preuves qu'on puisse employer dans cette matière. Pour détruire ces présomptions, le critique se borne à nous faire espérer qu'on parviendra un jour à rendre la théorie aussi conforme aux observations qu'il est possible ; mais il conviendra que jusqu'à présent les espérances qu'il nous donne n'ont point encore été réalisées. De plus la préférence qu'il accorde aux tables de M. Mayer [(Mayer 52)] sur toutes les autres, n'est pas propre à favoriser ces espérances. Car il est aisé de se convaincre que M. Mayer a omis dans ses tables des équations assez considérables que fournit la théorie ; qu'il n'a pas calculé trop exactement les autres, et qu'il en a établi quelques-unes par une espèce de tâtonnement sur les seules observations. Ces tables, quoique construites sur une théorie très-imparfaite, paraissent néanmoins meilleures au critique que d'autres tables modernes calculées sur la théorie avec beaucoup plus de soin : n'est-ce pas là (indépendamment des raisons directes que j'ai apportées dans mon ouvrage) un préjugé désavantageux contre l'exactitude dont on croit la théorie susceptible ?

II. Au reste, je crois avoir suffisamment prouvé par les remarques que j'ai faites page 45 de mon ouvrage, et qui me paraissent ne pouvoir être contredites, qu'il ne faut pas se presser d'assurer aux tables de M. Mayer l'exactitude astronomique que le critique paraît leur attribuer. On a cru longtemps que les tables newtoniennes ne s'écartaient des observations que de deux minutes ; mais on a enfin reconnu qu'elles s'en écartaient quelquefois de plus du double. Je présume qu'il pourrait bien arriver la même chose des tables de M. Mayer. Mais soit que l'exactitude qu'on attribue à ces tables soit réelle, ou simplement apparente, la théorie paraît encore loin d'un pareil avantage.

III. Si j'ai préféré les tables des Institutions astronomiques [(Le Monnier 46a)] à toutes les autres, pour y appliquer mes tables de correction, c'est comme je l'ai dit, parce que ces tables sont celles dont la quantité d'erreur paraît la plus constatée, et dont l'usage est le plus ordinaire. Les astronomes de l'Académie qui ont le plus calculé de lieux de la Lune, comme MM. Le Monnier et Pingré, trouvent ce calcul incomparablement plus court par les tables des Institutions que par celles qui ont été publiées depuis. Les tables des Institutions ont d'ailleurs un avantage ; c'est que l'erreur en est toute calculée, presque pour chaque jour, par MM. Halley et Le Monnier, et qu'on peut déterminer cette erreur encore plus précisément par la méthode que j'ai donnée pour cela. Le critique prétend qu'en ajoutant au calcul des tables des Institutions celui qui résulte de mes tables de correction, il deviendra aussi long que celui des autres tables: cela se peut, quoique j'en doute: mais je le prie de remarquer, que je n'ai jamais prétendu faire servir mes tables de correction à calculer dès à présent les lieux de la Lune pour l'usage ordinaire. Les tables des Institutions, corrigées par l'erreur connue de ces tables, sont plus que suffisantes pour cela, et préférables selon moi, à tout autre moyen: mes tables de correction, comme je l'ai suffisamment fait connaître, pag[es] 7 et 8 de la préface, sont principalement destinées à être appliquées aux lieux de la Lune, qui ont été observés d'une part, et calculés de l'autre par les tables des Institutions. En ce cas un calcul très-court peut apprendre si les corrections trouvées par ma théorie diminuent l'erreur des tables newtoniennes; s'il est bien constaté qu'elles la diminuent, ce que l'usage seul et un long usage peut apprendre, il sera aisé dans la suite aux astronomes, par les moyens que j'ai enseignés dans ma première partie, d'incorporer ces tables de correction dans celles des Institutions, dont le calcul alors ne deviendra guère plus long qu'il n'était auparavant. Il m'eût été facile de dresser d'après mes tables de correction des tables de la Lune entièrement nouvelles, à peu près sur le plan de celles des Institutions, et dont le calcul n'eût pas été plus long ; j'avais même déjà donné de semblables tables dans ma première partie : il ne m'eût pas été plus difficile de construire encore d'après ma théorie, des tables d'une forme toute différente de celle des Institutions, et semblable à celle que d'autres géomètres ont suivie, et j'ai donné dans ma première partie, page 197, une méthode fort simple pour y parvenir. Mais encore une fois, je me suis uniquement proposé dans mes tables de correction de fournir aux astronomes le moyen de vérifier ma théorie, et surtout de rendre ce travail beaucoup plus facile que n'auraient pu faire des tables entièrement nouvelles. Le critique a bien senti cette raison : il ne peut se dispenser de l'approuver beaucoup, et il me reproche seulement de n'y avoir pas insisté, mais il me semble qu'elle saute aux yeux d'elle-même, et qu'elle est d'ailleurs suffisamment renfermée dans ces mots de la pag[e] 2, n°. 5. « Je crois, avec M. Le Monnier, (page 188 des Instit[itutions] astronomiques) qu'au lieu de publier de nouvelles tables de la Lune, il vaut bien mieux se borner à corriger les anciennes... surtout lorsque les corrections qu'on se propose de donner, ont besoin d'être vérifiées par les observations. » En un mot, il me semble qu'avant de changer entièrement les tables de la Lune, quant au fond et quant à la forme, il faut, 1°. examiner les différences qu'il peut y avoir entre ces nouvelles tables et les tables ordinaires, et voir si ces différences donnent plus d'exactitude ; 2°. quand on s'en sera assuré, changer alors le fond des tables ordinaires, en y incorporant ces différences, et n'en changer la forme qu'autant qu'un pareil changement abrégera beaucoup le calcul ; car l'expérience prouve que les astronomes adoptent difficilement une nouvelle forme de tables. À plus forte raison préféreront-ils les tables ordinaires à des tables d'une forme nouvelle, dont le calcul est plus long, le degré d'exactitude moins constaté, et dont ils ne trouvent pas l'erreur toute calculée, comme elle l'est pour les tables ordinaires. En voilà, ce me semble, plus qu'il n'en faut pour justifier le parti que j'ai pris de me borner à des tables de correction.

IV. M. Clairaut, pour faire approcher de ses tables [C. 41], le plus près qu'il était possible, les cent observations qu'il y a comparées, a jugé à propos de diminuer l'excentricité, et d'avancer le lieu moyen. Ces deux corrections sont précisément opposées à celles que M. Le Monnier a conclues de son côté de ses propres observations, et qui consistent au contraire à augmenter l'excentricité, et à reculer le lieu moyen. N'ai-je pas eu raison de suspendre mon jugement sur la validité de ces altérations si délicates, et d'en renvoyer la décision aux astronomes ?

V. Je n'ai point calculé l'erreur du mouvement moyen de la Lune, par la seconde des deux méthodes que j'ai proposées pour cela, parce qu'il me paraît indifférent de calculer cette erreur par l'une ou l'autre des deux méthodes, et que la première est beaucoup plus courte ; mais ce que le critique observe de l'accord qui se trouve entre les deux méthodes, ne sert qu'à confirmer ce que j'ai avancé, que les deux méthodes devaient donner à peu près le même résultat. Les suppositions que j'ai faites sur la loi des erreurs avoient uniquement pour but comme le critique l'a très bien deviné, de prouver l'accord des deux résultats, sans faire les additions pénibles que demande la seconde méthode. J'aurais pu, dit-on, m'en rapporter pour ces additions, au calcul que M. Clairaut en avait fait. Mais celui de M. Le Monnier en diffère de près de quinze secondes, et je n'ai pas cru devoir décider entre eux, parce qu'il se pouvait faire que l'un de ces deux académiciens eût négligé dans son calcul quelques observations de Halley, qui paraissent moins exactes que les autres. Ainsi il me semble que mes recherches sur l'objet dont il s'agit, sont non seulement curieuses, comme le dit le critique, mais aussi qu'elles ne m'ont nullement écarté du but que je me proposais.

VI. Le critique se trompe (mais cette erreur est peu importante), quand il dit que j'ai donné sans démonstration les deux méthodes pour abréger le calcul de la longitude et de la latitude de la Lune. La première se trouve, art[icle] 95 de la première partie de mon ouvrage ; la seconde, dans le livre même que le critique avait sous les yeux. Au reste, s'il se trouve en certaines occasions une différence d'une demi-minute entre mon calcul de la latitude et celui des Institutions, les observations seules pourront décider si cette différence est contre moi, puisque l'erreur des tables des Institutions pour la latitude de la Lune est fort au dessus d'une minute, ainsi que celles des autres tables; et si les observations prouvaient qu'on dût avoir égard à cette différence, il serait aisé d'en tenir compte dans les cas dangereux, en s'épargnant deux opérations dans les autres.

VII. Si j'ai retranché du calcul du lieu de la Lune la table qui sert à trouver la plus grande d'entre les secondes équations du moyen mouvement, c'est qu'il m'a paru qu'elle était inutile, ayant trouvé sensiblement nuls les coefficients des deux équations que cette table renferme. D'ailleurs, quand le calcul m'aurait donné les dix ou douze secondes dont parle le critique ; ce serait, à mon avis, un objet assez peu considérable pour qu'on puisse se dispenser d'y avoir égard, vu l'incertitude des coefficients, avouée par le critique, et celle dont les observations sont susceptibles.

VIII. La méthode que j'ai donnée pour trouver le mouvement horaire de la Lune est très courte, et absolument propre aux tables des Institutions, les seules d'après lesquelles j'ai cru devoir travailler par les raisons que j'ai déjà dites : il est aisé de dresser des tables fort simples du mouvement horaire d'après cette méthode, qui sera pour lors, ce me semble, tout aussi expéditive que la méthode expliquée dans les Mémoires de l'Académie de 1752 [C. 44]. D'ailleurs cette dernière méthode ne pouvant convenir aux tables des Institutions, je ne pouvais songer à en faire usage. Je conviens avec le critique, que la précision donnée par ma méthode n'ira pas à une seconde ; mais pourquoi chercher cette précision imaginaire dans l'état d'imperfection où sont encore les tables ? Que dirait-on d'un arpenteur qui affecterait de porter la précision jusqu'au calcul des lignes dans une mesure, où par la nature des instruments qu'il emploierait, il ne pourrait répondre de trois à quatre pieds ?

IX. Quand j'ai imaginé des moyens de former des tables de la Lune sur les observations, je n'ai ni ignoré, ni dissimulé (Voyez la page 61 de l'ouvrage, et les pages 14 et 15 de la préface), le travail que cette méthode demande, et les inconvénients auxquels elle est sujette, et je crois m'être appliqué avec quelque succès à diminuer ces inconvénients et ce travail. Mais j'ai pensé qu'il pourrait y avoir des astronomes qui seraient bien aises de construire des tables de la Lune d'après les seules observations, et je leur ai offert toutes les ressources que l'analyse peut leur fournir sur ce sujet, bien entendu qu'ils ne travailleront que sur des observations choisies, et qu'ils ne se contenteront pas d'une seule observation pour déterminer chaque coefficient. Exercés comme ils le sont aux calculs, ceux que je leur propose ne sont pas faits pour les effrayer, et me paraissent moindres que l'appareil d'opérations algébriques et arithmétiques, exigé par la théorie. Dans une matière telle que celle-ci, on ne saurait se procurer trop de secours et de trop d'espèce. En comparant les tables données par les différentes théories avec celles que donneront les observations seules, et en corrigeant les unes par les autres, on pourra parvenir enfin à l'exactitude qu'on désire encore dans les tables du mouvement de la Lune. Ce grand ouvrage est sans doute celui du temps ; mais peut-être est-il réservé à notre postérité de l'achever, en suivant les différentes vues que notre siècle aura eu l'avantage de lui fournir.

X. C'est dans la même vue de chercher à multiplier les moyens de former les tables de la Lune, que j'ai proposé, en passant, la méthode de construire ces tables d'après la formule du lieu moyen de cette planète : non seulement ces tables feront trouver aisément le lieu vrai, mais elles pourront d'ailleurs être utiles quand il sera question de déterminer le temps par le lieu ; ce qui peut arriver quelquefois.

Au reste, bien loin d'avoir renoncé, comme le critique le croit, à la recherche du mouvement des planètes et de la Lune en particulier, je me propose de perfectionner mes premiers travaux sur ce grand objet, autant que mes autres occupations pourront me le permettre.

J'ai l'honneur d'être, etc (Mercure de France, septembre 1757, pp. 109-120).

[Version légèrement modernisée d'une transcription de Pierre Crépel, CP, 21 décembre 2010 ; transcription originale à paraître sur le site des Œuvres complètes de d'Alembert.]

Clairaut répond à d'Alembert dans le Journal des sçavans le 11 janvier 1758 (cf. 11 janvier 1758 (1)).
Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « [c. septembre] 1757 : D'Alembert écrit au Mercure de France », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncocseptembrecf1757.html [Notice publiée le 21 décembre 2010].