28 juillet 1763 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Daniel Bernoulli :
[Paris, 28 juillet 1763] Vous vous moquez de moi, mon cher ami, en me parlant de me payer le morceau de cristal que je vous ai envoyé par le c[om]te Teleky [Samuel Teleki, cf. 30 novembre 1762 (1)]. J'en ai donné d'aussi grands à des gens que j'aimais bien moins que vous et qui étaient bien éloignés d'en pouvoir faire un aussi bon usage. Si vous avez quelque artiste intelligent et qui se laisse bien conduire, je serais enchanté d'apprendre jusqu'à quel point il a réussi. Pour moi, je n'ai encore pu voir que deux artistes qui aient eu quelque succès. Georges qui est un opticien de profession [cf. George], et un M. de l'Estang [de Létang, cf. Létang] qui travaille mieux que le premier mais si lentement qu'il n'a pas exécuté plus de 5 ou 6 lunettes depuis deux ans. Pour Georges, il est si indocile qu'il m'a fait faire quelques fois enrager, surtout quand j'avais de nouvelles tentatives à lui faire. Je lui avais donné du strass qui est une matière plus réfringente que le cristal d'Angleterre, et très avantageuse par les dimensions qui résultent de sa dispersibilité des rayons (dans le spectre) qui est à celle du verre ordinaire comme 2 à 1. Après avoir indiqué à Georges les verres que je voulais qu'il taillât, et l'avoir assuré, pour répondre à l'objection qu'il me faisait sur ce qu'on lui avait commandé une lunette de même longueur en cristal d'Angleterre, dont il était un peu pressé, que si elle réussissait, comme je n'en doutais, il pourrait livrer ma lunette à celui qui en avait commandé une, contenant de la première qu'il ferait ensuite, et que si elle ne réussissait pas, je lui paierais sa peine autant que dans le cas du plein succès. Malgré ces conditions, il m'a traité de semaine en semaine, pendant plus de d'un mois et demi, jusqu'à ce qu'impatienté je l'ai envoyé promener. Sans M. de l'Estang [de Létang], il n'y aurait peut-être jamais eu de lunettes à double objectif en France. Car Georges n'a réussi qu'après lui, et il avait commencé par attribuer ses mauvais succès à la théorie qu'il ne croyait pas bonne, et il est si éloigné d'avoir de la théorie, qu'il était étonné de voir qu'une lentille concave de verre d'Angleterre abcd [figure] qui se trouvait entre deux plans convexes fgac, bdhi, dont les surfaces ac, bd sont de même courbure que la lentille concave, il était étonné dis-je qu'un tel assemblage diminuât les objets comme ferait une simple lentille concave de moindre courbure. Mais je vous demande pardon, mon cher ami, pour vous occuper si longtemps de misères. L'absence de M. de La Condamine m'a empêché de vous répondre sur l'affaire de son cornet. Le voilà enfin revenu d'Angleterre, et il m'a dit l'adresse de son ferblantier à cornet. Quand votre ami en voudra, je lui en ferai faire. C'est une chose assez utile, quoique le secours que l'on en tire pour l'oreille soit bien éloigné d'être aussi fructueux que les lunettes pour les gens dont la vue baisse. À propos de M. de La Condamine, vous savez sans doute qu'il s'est donné en Angleterre, comme ailleurs, beaucoup de tourments pour peu de choses. Un malentendu avec son hôtesse qui lui a attiré un désagrément vis-à-vis d'un juge, lui a fait faire dans les gazettes un appel à la nation anglaise qui a extrêmement mal réussi dans ce pays-là, et lui a attiré par contrecoup beaucoup de ridicule ici. On prétend de plus qu'il amusait journellement la populace dans les rues. Il allait sans cesse avec un grand interprète à qui il demandait l'explication de tout ce qu'il voyait. Sa figure, son cornet, la force avec laquelle il fallait crier dans ce cornet attroupait le peuple autour de lui. Il ne se doutait pas de ce qu'on lui voulait. Il demandait à son interprète à qui ces gens-là en voulaient. Monsieur, ils se moquent de vous, lui répondit-il. Il a eu raison de vous marquer que M. le Camus et M. Berthoud ont été envoyés par le ministère pour voir la pendule de Harrison. Ils y sont allés en effet, mais ils sont revenus sans avoir rien vu. Les commissaires anglais n'ont pas été plus heureux. La raison que Harrison a donnée en leur refusant l'examen de sa pendule, c'est que les commissaires exigeaient de lui plus que les actes du Parlement ne l'ordonnaient. Sur une épreuve qui en avait été faite en mer, et qui n'avait donné en effet que 1' 54'' d'erreur pendant le voyage de la Jamaïque, on lui avait accordé 5 000 £ sterling sous condition d'apprendre la construction à des commissaires afin qu [e s]'il venait à mourir son secret ne fût pas perdu. Les commissaires ont demandé de nouvelles épreuves, et ont exigé qu'il fît faire une nouvelle pendule sous leurs yeux par des horlogers ordinaires. Il a pris le parti d'attendre la rentrée du Parlement pour faire expliquer aux commissaires ce qu'on attendait d'eux et de lui. Le vol. de 1761 a paru depuis peu, et 1758 est fort avancé. Il n'y a même presque plus que l'Histoire et pendant ce temps là, on a commencé 1762. On a pris le parti de charger 4 académiciens savoir MM. le Roy, Besout [Bézout], Tillet, de la Lande [Lalande], de veiller à l'impression de 1757, 1758, 1757 [!], 1759, pendant que le secrétaire irait son train ordinaire en commençant par 1761. Il va bientôt paraître un 4e vol. des savants étrangers. Quant aux pièces des prix il n'y a rien que ce que vous en avez, et il parait que les libraires sont dégoûtés de ces ouvrages. Il parait qu'en effet le passage de Vénus n'a pas répondu à ce que l'on en attendait. Et que Messieurs les astronomes ne sont pas d'accord. Mon pauvre ami La Caille l'avait prédit. Sa perte me parait de plus en plus irréparable. Il n'y a personne qui puisse lui être comparé pour la science et le zèle, ni je crois pour la probité, au moins pour l'humanité. M. Le Monnier qui est bon observateur n'a point de théorie, et il est extrêmement tracassier. Il n'est aimé de personne dans l'Acad[émie] et parait prendre à tâche de molester tout le monde. Pour moi, j'ai tout lieu de m'en plaindre. Car il a cherché à déprécier tout ce que j'ai fait sur la Lune, la comète, etc. Il y a mis une passion marquée. Quant à M. Fontaine, dont vous me demandez aussi quel sujet j'ai d'en être mécontent, après avoir été extrêmement lié avec lui et lui avoir donné de grandes marques d'amitié avant qu'il fût de l'Acad[émie], il n'y a pas été plus tôt entré qu'il n'a cessé de me faire la guerre, et d'une manière souvent malhonnête, mais mon papier finit et sans doute avec votre patience. Je ne vous en demande plus que pour vous embrasser ainsi que ma compagne [Mlle Gouilly, cf. [c. juin] 1757 (2)] de tout notre cœur (Boncompagni 94b).
Clairaut répond à une lettre perdue de Daniel Bernoulli. Clairaut lui avait écrit le 24 avril [1763]. La réponse de Daniel Bernoulli est perdue. Clairaut réécrit à Daniel Bernoulli le 13 octobre (cf. 13 octobre 1763 (1)). Sur La Condamine en Angleterre : Au reste, M. de La Condamine est un homme de beaucoup d'esprit et de mérite. Son style, toujours facile, noble, naïf et intéressant, lui assure une place parmi les meilleurs écrivains de notre temps. Il a voyagé et étudié toute sa vie en philosophe. Un caractère gai, curieux outre mesure, vrai en tout, infatigable dans la recherche de la vérité, sans acception de personne ni de cause, le rend précieux à tous ceux qui aiment à voir des originaux. Sa curiosité insatiable sur tous les objets, jointe à une grande surdité, le rend souvent fatiguant aux autres ; quant à moi, il m'en a toujours paru plus piquant. Cette curiosité le porta, il y a quelques années, à assister au supplice de malheureux Damiens. Il perça jusqu'au bourreau, et là, tablettes et crayon à la main, à chaque tenaillement ou coup de barre, il demandait à grands cris : « Qu'est-ce qu'il dit ? » Les satellites de maître Charlot voulurent l'écarter comme un importun ; mais le bourreau leur dit : « Laissez, Monsieur est un amateur. » [...] Pendant son séjour à Londres, M. de La Condamine se promenait dans les rues muni d'un parapluie, d'un cornet à mettre dans l'oreille, d'une télescope, d'un compas et d'un plan de Londres toujours déployé. Ses questions étaient d'autant plus démultipliées qu'il n'entendait pas la langue du pays. Il lui arriva une aventure fort plaisante qui lui fit faire un appel à toutes les nations, et l'on prétend que, dans les théâtres de Londres qui servent à l'amusement de la populace, on le représenta dans l'accoutrement et avec tout l'attirail qu'il traînait avec lui dans les rue de Londres (Grimm 77-82, vol. 6, pp. 251-252).
Références
Boncompagni (prince Baldassarre de), « Lettere di Alessio Claudio Clairaut », Atti dell'Accademia Pontifica dei Nuovi Lincei, 45 (1894) 233-291 [12 août 1732 (1)] [1 octobre 1732 (1)] [Plus].
Grimm (Adam Frédéric Melchior, baron de), Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister etc...,, éd. M. Tourneux, 16 vol., Paris, 1877-1882 [Chronologie SA] [Maupertuis] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 28 juillet 1763 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Daniel Bernoulli », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n28juillet1763po1pf.html [Notice publiée le 4 février 2012].
Au reste, M. de La Condamine est un homme de beaucoup d'esprit et de mérite. Son style, toujours facile, noble, naïf et intéressant, lui assure une place parmi les meilleurs écrivains de notre temps. Il a voyagé et étudié toute sa vie en philosophe. Un caractère gai, curieux outre mesure, vrai en tout, infatigable dans la recherche de la vérité, sans acception de personne ni de cause, le rend précieux à tous ceux qui aiment à voir des originaux. Sa curiosité insatiable sur tous les objets, jointe à une grande surdité, le rend souvent fatiguant aux autres ; quant à moi, il m'en a toujours paru plus piquant. Cette curiosité le porta, il y a quelques années, à assister au supplice de malheureux Damiens. Il perça jusqu'au bourreau, et là, tablettes et crayon à la main, à chaque tenaillement ou coup de barre, il demandait à grands cris : « Qu'est-ce qu'il dit ? » Les satellites de maître Charlot voulurent l'écarter comme un importun ; mais le bourreau leur dit : « Laissez, Monsieur est un amateur. » [...] Pendant son séjour à Londres, M. de La Condamine se promenait dans les rues muni d'un parapluie, d'un cornet à mettre dans l'oreille, d'une télescope, d'un compas et d'un plan de Londres toujours déployé. Ses questions étaient d'autant plus démultipliées qu'il n'entendait pas la langue du pays. Il lui arriva une aventure fort plaisante qui lui fit faire un appel à toutes les nations, et l'on prétend que, dans les théâtres de Londres qui servent à l'amusement de la populace, on le représenta dans l'accoutrement et avec tout l'attirail qu'il traînait avec lui dans les rue de Londres (Grimm 77-82, vol. 6, pp. 251-252).