Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


29 mai 1742 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Euler :
Monsieur,

Je suis très sensible à l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma santé, mais je ne saurais attribuer comme vous le soupçonnez ma maladie à un excès de travail ; car les dissipations sont si inévitables à Paris qu'il n'est guère possible qu'on ne mette pas beaucoup d'intervalle dans ses études. S'il n'y a point de pays comme la France pour faire accueil aux gens de lettres, il n'y en a point non plus, où ils soient plus détournés.

Dans les vacances de l'année passée je jouis d'un grand loisir, et c'est alors que je composai l'ouvrage dont je vous ai parlé sur la figure de la Terre [C. 29]. Depuis le mois de Novembre dernier, j'ai à peine trouvé le moment de le mettre en ordre. J'espère cependant qu'il sera bientôt en état de paraître et vous serez sûrement un des premiers à le voir si vous daignez le lire. Au reste je ne comprends pas trop comment vous pouvez vous faire de difficulté de recevoir qu'il pourrait y avoir telle hypothèse de pesanteur où un fluide ne pourrait jamais parvenir à l'état d'équilibre. Le raisonnement que vous faites qu'il n'y a point de mouvement qui ne tende à l'équilibre ne peut pas, ce me semble, s'appliquer en cette occasion. Je ne vois aucune connexion entre les démonstrations par lesquelles on réfute le mouvement perpétuel et la manière de prouver que dans certaines hypothèses de pesanteur, les fluides ne sauraient être en équilibre. Car pour qu'on pût exécuter une machine qui eût un mouvement perpétuel, il faudrait augmenter les forces qui sont dans la nature pour réparer les pertes que le frottement et la résistance font faire continuellement aux corps qui sont en mouvement. Or on sait que quelle que soit la nature des forces accélératrices qui agissent sur un système de corps, les machines qui tiennent ces corps ensembles ne peuvent servir qu'a donner aux uns la quantité de force que les autres en perdent, sans que la quantité en soit altérée. Donc dans un milieu résistant et toutes les fois que la machine frottera contre quelque chose, ce qui arrivera nécessairement dans tout ce que les hommes exécuteront, la force diminuera continuellement, de sorte qu'à la fin le système prendra la situation où toutes ses parties sont toutes en équilibre : situation qui doit toujours exister. Il est donc de toute impossibilité qu'on ait jamais une machine qui puisse aller toujours, et la machine d'Orfiré doit être une imposture. Je n'ai jamais entendu parler de cet homme et je serais bien curieux d'en savoir quelques détails.

Quant aux fluides, c'est une toute autre question. Si on les considère simplement comme un amas de petits corps, il est certain que dans tous les systèmes de pesanteur on pourra toujours imaginer un arrangement, et même une infinité d'arrangements, dans lesquels ces petits corps pourront être en repos, et ces arrangements n'auront pas besoin que ni la loi de Huygens, ni celle de Newton, soient observées. Par exemple, de la même manière qu'une pile de boulet se soutient en pyramide, si on regarde une masse d'eau comme un assemblage de petits boulets, l'esprit pourra concevoir de telles situations de ces petits boulets les uns à l'égard des autres, qui se soutiendront sans niveau. Mais on voit bien que l'équilibre qui dépendrait de ce qu'on aurait arrangé à son gré tous les globules les uns après les autres, n'est pas celui dont il est question. Si vous me demandez de vous dire comment se fait le véritable équilibre des fluides, il faudrait pour vous répondre bien comprendre la nature de ces corps, ce que je crois fort difficile. Mais sans remonter aux premiers principes, on peut, ce me semble, avancer la théorie des fluides en partant des vérités d'expériences que donnent les lois de ces corps sans nous montrer leur nature. Nous savons que si un vaisseau renferme un fluide de toutes parts et qu'on vienne à introduire un piston qui agisse sur le fluide dans un seul endroit, la même pression se communique à toutes les parties du fluide contenu dans le vase en quelque quantité qu'il s'en trouve. Cela étant reçu, je suppose que le corps à qui nous connaissons cette propriété soit transporté dans un lieu où la gravité agisse suivant une loi quelconque et je détermine si cette loi peut permettre à chaque particule du fluide d'être également pressée de tous les côtés. Par exemple, imaginons que dans une planète la force de gravité fît tendre tous les corps vers un centre fixe mais qu'au lieu de dépendre de la simple distance à ce centre, elle fût donnée par une fonction de la distance et de l'angle que le rayon fait avec l'axe. Je dis que si on portait dans cette planète un vase rempli d'eau ou de tels autre des fluides que nous connaissons, ce fluide ne pourrait point avoir toutes ses particules pressées également de tous les côtés. S'il fallait dire ce qui lui arriverait, je ne le pourrais pas parce que je ne sais pas à quoi tient la qualité du fluide, peut-être oscillerait-il sans cesse, peut-être deviendrait-il solide. Tout ce que je puis voir, c'est qu'il n'aurait plus la propriété de nos fluides, de se mettre de lui même de niveau de faire flotter les corps de même densité etc.

Vous me faites bien de l'honneur de vouloir avoir mes réflexions sur les points de votre dernière lettre que j'avais laissés. De tous ces sujets, je n'ai considéré que l'équation [maths], car toutes les autres questions roulent sur les suites et sur les nombres, matière à laquelle je ne me suis jamais appliqué, mais sur laquelle je lirai avec plaisir tout ce que vous voudrez bien me communiquer. Quoique cette matière soit peu en vogue et qu'elle passe pour sèche, je crois qu'elle mérite qu'on s'en occupe comme beaucoup d'autres parties des mathématiques, c'est toujours un exercice d'esprit.
[maths]

J'ai l'honneur de vous assurer qu'on ne saurait être avec plus d'estime et de considération, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Clairaut.

Paris ce 29 mai 1742.

Je m'entretiens souvent de vous avec M. le prince de Cantimir [Cantemir], ambassadeur de Russie à la cour de France. Ce seigneur est fort versé dans les mathématiques, et digne d'être en commerce avec les savants. Il souhaiterait d'être en correspondance avec vous. Je crois que vous feriez bien de lui écrire. C'est un homme fait pour obliger les savants (O IVA, 5, p. 127-131).
Clairaut répond à la lettre d'Euler d'avril (cf. Avril 1742 (1)).

Euler avait déjà eu l'occasion d'écrire au prince Cantemir, mais il suivra le conseil de Clairaut et renouera contact avec lui (O IVA, 5, p. 131 ; cf. 25 juillet 1742 (1)).

Un extrait de cette lettre, portant la date du 28 mai et non du 29, est lu par Clairaut à l'Académie (cf. 23 août 1743 (2)).

Euler répond à Clairaut le 19 juin (cf. 19 juin 1742 (1)).
Abréviation
Référence
  • Euler (Leonhard), « Correspondance de Leonhard Euler avec A. C. Clairaut, J. d'Alembert et J. L. Lagrange », Leonhardi Euleri Opera Omnia, IV A, vol. 5, Ed. Juskevic A. P. et Taton R., Birkäuser, Basel, 1980 [4 mars 1739 (1)] [16 mai 1739 (1)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 29 mai 1742 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Euler », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n29mai1742po1pf.html [Notice publiée le 8 janvier 2010].