M. Piping, le bourgmestre, n'avait pu nous donner que quatre chambres, dont il en fallait une à nos domestiques ; nous avions bien pu y être un peu à l'étroit pendant quelques jours que nous avions passés chez lui : mais comme nous devions passer l'hiver à Torneå, nous cherchâmes à nous loger plus à notre aise. Au lieu de descendre chez M. Piping en sa maison de Närä, au village de Matilla, nous avançâmes plus loin dans nos bateaux, et nous allâmes descendre assez près de la Maison de Ville, chez un bourgeois, qui nous avait préparé une salle à manger, et qui nous donnait deux chambres, que Messieurs Le Monnier et Celsius choisirent pour leur logement. Messieurs Camus et Herbelot se logèrent dans la même rue, chez M. Planströn [Planström] M. Clairaux avait pris son logement chez M. Creüger, et M. de Maupertuis en trouva un tout prêt, chez M. Piping, parent du bourgmestre. M. Helant [Hellant] alla chez son père à l'extrémité méridionale de la ville. Il n'y avait plus que M. Sommereux et moi : M. de Maupertuis trouva chez son hôte une chambre à donner à M. Sommereux, dont il avait souvent à faire, parce qu'il était secrétaire et trésorier. M. Herbelot qui avait resté à Torneå et connaissait la ville, me mena chez Madame Tornberg, belle-mère de M. Rokman chirurgien ; j'y trouvai une chambre qu'on eut bientôt mise en état, et qui a été mon logement pendant tout le séjour de Torneå. Tous les autres étaient dans la même rue le long du bord de l'eau ; j'étais seul dans la seconde rue, mais tout vis-à-vis de la maison de M. de Maupertuis, qui par une seconde porte donnait dans ma rue. Torneå est une petite ville d'environ 70 maisons qui sont toutes bâties de bois. Il y a trois rues parallèles qui s'étendent du Nord au Midi, un peu en tournant le long du bord d'un bras du fleuve, qui n'est qu'un golfe pendant l'été, lorsque la ville n'est pas entourée d'eau de toute part : ces trois rues principales sont traversées de 14 petites rues. L'église, qui est aussi de bois, est un peu éloignée des Maisons, quoique dans l'enceinte des palissades qui entourent la ville, et qui enferment encore un assez grand espace de terrain qu'on cultive. Dans cette église on fait l'office en suédois, à cause des bourgeois qui parlent cette langue. La ville et cette église sont situées dans une île ou une presqu'île, qu'on nomme Swentzar. Il y a une autre église de pierre dans une autre île, nommée Biörcköhn [Biorck en suédois signifie bouleau, et Ohn dans la même langue, signifie île ; on appelle cette île Biorckohn, parce qu'il y a beaucoup de bouleaux NDA], à un quart de mil au Midi de la Ville. On y fait l'office en Finlandais pour les domestiques de la ville, et pour les paysans du voisinage, dont très peu savent la langue suédoise. La maison de M. le Curé est auprès de cette seconde église, et il ne peut aller dans la Ville qu'en bateau ou sur la glace. Il y avait en 1737 encore trois capellans ou comministres qui aidaient au curé, et prêchaient ou faisaient l'office quelquefois. Ils demeuraient tous trois au couchant du fleuve, et ne venaient à la ville que sur la glace pendant l'hiver, ou en bateau pendant l'été, pour ne pas faire un chemin trop long par Närä. Un de ces capellans était recteur des écoles, et venait tous les jours à la ville ; c'est M. Viguelius dont j'ai parlé : il venait nous voir souvent. Toutes les maisons, communément à la ville comme à la campagne, ont une grande cour entourée au moins de deux côtés par des appartements, et des deux autres par les écuries et le grenier à foin. Dans la campagne, ces cours sont parfaitement carrées, mais dans la ville, elles sont oblongues. Les chambres à loger, telles qu'étaient les nôtres, ont chacune leur cheminée placée à l'angle de la chambre. Les cheminées n'ont que deux pieds et demi ou trois pieds de large, sur quatre ou quatre et demi de hauteur. Au-dessus du chambranle, il y a une fente horizontale très étroite, dans laquelle on fait couler une plaque de fer qu'on nomme Spihel, pour fermer entièrement ou en partie le tuyau de la cheminée. Pour faire du feu, on met le bois debout en assez grande quantité, et dès qu'on y a mis le feu, il se réduit en charbon en peu de temps ; on remue ce tas de charbon avec un crochet, pour découvrir les tisons qui pourraient rester et faire de la fumée ; quand tout est réduit en charbon, on ferme le Spihel, et on peut donner dans la chambre un degré de chaleur aussi grand qu'on veut. J'ai fait monter dans ma chambre les thermomètres de M. de Réaumur, jusqu'à 36 degrés au-dessus de la congélation, dans un temps que mes vitres étaient toutes couvertes de glace. Une Chandelle placée dans un flambeau assez près de la fenêtre, devint si molle, qu'elle se courba et tomba. Dans les campagnes, les chambres à loger et la cuisine, sont faites à peu près comme à la ville ; les cheminées y font aussi de briques et de pierres brutes, et c'est la seule maçonnerie qu'on ait dans ce pays-là ; il y a souvent auprès du feu de la cuisine, sous la même cheminée, un four à cuire le pain, et quelquefois un alambic pour faire l'eau-de-vie d'orge. Depuis Torneå en montant le long du fleuve, chaque paysan a chez lui une espèce de pavillon qu'ils nomment cotta, plus large par le haut que par le bas, plus élevé que le reste de la maison, et au-dessus duquel il y a une girouette au haut d'une longue perche. Il y a en dehors de la maison un puit tout près de la fenêtre du cotta ; c'est par cette fenêtre, qu'on fait couler de l'eau dans des chaudières, où on la fait chauffer, et où on fait quelquefois fondre de la neige pour le bétail ; quelques-uns font aussi leur brandevin dans le cotta. Ils ont outre cela leurs magasins, qui font plusieurs petites chambres séparées de la maison, leurs bains, leurs chambres à sécher et à battre les orges, assez semblables à celles des bains : et outre la cuisine et leur chambre ou pyrti dont j'ai parlé, ils ont ordinairement deux chambres assez propres pour les étrangers, à qui ils donnent tout ce qu'ils ont de meilleur. Les bourgeois à la ville, aussi bien que les paysans à la campagne, ne mettent qu'un drap dans leur lit ; une couverture de peaux de lièvre blanc sert de second drap. Plusieurs de ces paysans ont des cuillères, des gobelets, et de grandes écuelles d'argent ; chez les moins riches tout est de bois ; ils sont doux, serviables, et ont beaucoup de probité. J'ai dit que chaque paysan avait ses magasins ; la plus grande partie de ceux de Torneå sont le long du fleuve. Ce magasin est une chambre bâtie de bois comme les autres, mais élevée au-dessus du terrain ; plusieurs même placées au-dessus de l'eau fur quatre ou six gros cailloux, pour que les rats n'y puissent grimper. On y monte par un escalier de bois qui en est séparé à la porte de près d'un pied. C'est. Dans cette chambre, qu'ils enferment une bonne partie de leurs provisions. Ceux qui font un peu riches ont plusieurs de ces magasins. Il leur est défendu d'avoir plusieurs habits d'une même couleur. Ils ne peuvent porter aucun habit de drap, qui ne soit marqué dans les plis du cachet du roi ; sans cela il serait confisqué. Il y a des commis préposés pour faire la visite des maisons, voir si les cheminées sont propres ; s'ils ont une lanterne, en un mot si tout y est en ordre. Il leur est défendu aussi sous peine de 1 500 dalhers d'amende, d'assister à la messe des catholiques, à qui les lois du royaume permettent seulement d'exercer leur religion dans leur chambre les portes fermées. Ils assaisonnent toutes leurs viandes, de sucre, de safran, de gingembre, d'écorce de citron et d'orange, et farcissent tout leur pain de cumin. La boisson ordinaire est de la bière qu'ils font très bonne. Ils ont un peu de vin blanc à Torneå, qu'ils nomment vin de Picardon ; il a le goût de vin de Frontignan, mais il est très faible. Ils nomment tous les vins rouges, vin de Pontacte. Il y a des paysans qui ne connaissent point du tout le vin rouge ; quelques-uns de ceux qui nous suivaient sur les montagnes, nous en voyant boire, crurent que nous buvions le sang des moutons que nous avions achetés. Il y a d'espace en espace le long du fleuve des maisons, dont un certain nombre, quoiqu'elles soient fort dispersées, composent un village. Toutes celles qui sont depuis la ville de Torneå, jusqu'au-dessus de la cataracte Wůojenna, dépendent de la paroisse de la ville ; et tout ce qui se trouve au nord de cette cataracte, est de la paroisse d'Oswer Torneå, c'est-à-dire Torneå-le-Supérieur ou le Haut-Torneå. Il y a aussi dans cette paroisse d'Oswer Torneå deux églises, la principale est à Särki Lachti, où demeure M. le curé Brunius. L'autre est à Hieta Niemi, où on va faire quelquefois l'office pour la commodité des paroissiens trop éloignés de la principale église. Il y a outre cela une chapelle à Kengis avec un capellan, qui y fait les fonctions de curé. Les villages les plus détachés des autres sont Tůrtůla et Pello ; dans le premier, il n'y a que neuf maisons, et à Pello il y en a 17, donc 9 ou 10 sont assez près les unes des autres. À Pello le 9 septembre, il y avait déjà des seigles sortis de terre très verts et très beaux. Ils ne cultivent la terre qu'avec des pelles et des bêches, et ne connaissent ni charrues ni charrettes. Le 2 d'octobre, comme la terre était bien gelée, on mit paître dans ces beaux seigles les chevaux. On sème les orges tout au plus tôt sur la fin du mois de mai, et ordinairement dans le mois de juin, et ils font mûrs au commencement d'août, en même tems que les seigles ; alors on les coupe avec la faucille comme en France. Les orges sont tous à épi rond, et font un pain de bon goût. Les habitants ont auprès de leurs maisons de grandes perches placées horizontalement dans les mortaises de deux ou trois hautes poutres, plantées verticalement dans la terre. Le tout forme une grande échelle fort large, dans laquelle ils exposent leurs orges aux rayons du Soleil pendant le reste du mois d'août, qu'il paraît encore longtemps sur l'horizon. Quand la saison devient fâcheuse, ils les retirent dans les lieux qui sont destinés à les battre. Ils les placent fur ces grandes échelles, de façon que les épis sont tournés en en bas, afin que les oiseaux ne pouvant s'y tenir, ne les endommagent pas. Leurs herses font assez ingénieusement faites, elles font composées de petites pièces de bois, semblables à celles que représente la figure [hors-texte]. Ces pièces se tiennent toutes par un tissu à peu près semblable à celui des chaînes de montre. Il y a plusieurs rangs de ces pièces, qui font au nombre d'environ douze à chaque rang ; le premier de ces rangs tient tout entier à deux traverses, auxquelles sont attachés les traits par lesquels le cheval tire. Dans tout le pays que nous avons parcouru, il n'y a guère d'autres arbres que des sapins et des bouleaux. Il y a, surtout dans les îles du golfe de Bothnie, un arbre semblable à l'acacia ; il porte des ombelles de fleurs blanches, qui deviennent en grains d'un très beau rouge. Il y a un grand nombre de ces arbres sur le cimetière de Torneå autour de l'église. On ne fait aucun usage du fruit. On trouve un peu au sud de Torneå dans la Westrobothnie, un arbre médiocrement grand ; quelques-uns ont les feuilles semblables à celle du prunier, d'autres à celles du cerisier ; cet arbre porte des grappes de fleurs blanches ; on les nommes Eque. À Torneå et même au-delà d'Uhmå, il n'y a aucun arbre fruitier ; on ne trouve même ni épine noire, ni épine blanche, ni ronce. Il y a cependant des framboises, même au nord de Torneå, quelques groseilles et quelques roses sauvages. Au nord de Torneå on ne trouve plus de fraises ; ils ont un autre bon fruit qu'ils nomment ocrubere ; il tient de la fraise et de la framboise, et il est d'une grosseur moyenne entre les deux ; sa feuille est assez semblable à celle du fraisier ; sa tige est petite et ligneuse, elle porte une fleur rouge qui produit un fruit rouge très agréable au goût. On trouve dans les îles du golfe des ocruberes à fleurs blanches ; ils portent cinq ou six fleurs blanches sur la même tige à peu près comme le fraisier ; au lieu que les ocruberes à fleurs rouges n'ont ordinairement qu'une fleur sur chaque tige. Ils ont encore quelques autres fruits ; le hiouteron qui est une espèce de mûre : il a une tige comme l'ocrubere, haute de cinq ou six pouces, et son fruit devient jaune en mûrissant. On le trouve dans les marais et dans les prés. Dans les lieux secs, dans les bois, il y a du lingon ; il croît sur une petite plante, qui a les feuilles semblables à celles du buis ; les tiges après avoir rampé à peu près comme fait la véronique, la longueur de quatre ou cinq pouces, s'élèvent et portent à leurs extrémités un bouquet de jolies fleurs en gobelet, de couleur purpurine, qui en automne produisent des grains rouges aigrelets : le goût en est assez semblable à celui de notre épine-vinette. Ce fruit malgré fon aigreur est communément rempli d'un petit ver. Le blober est un autre fruit de ce pays ; c'est un petit grain noir que l'on trouve assez communément en quelques endroits de Normandie, et dans les montagnes de Franche-Comté. Celui du Nord est de deux sortes ; l'un est haut tout au plus de 5 à 6 pouces, les feuilles d'un vert clair, et le fruit d'un beau noir. L'autre est haut d'un pied ou davantage, et a les feuilles et le fruit un peu cendrés ; l'un et l'autre ont les feuilles semblables au myrte ou au myrtille. Outre les sapins et les bouleaux, il y a quelques saules, et dans quelques endroits des trembles fort hauts et fort droits. On voit dans les prés une espèce de narcisse très joli ; la feuille en est grasse et faite en trèfle ; on le nomme sceptrum carolinum, et il est connu sous le même nom des botanistes français. On y trouve un petit muguet beaucoup plus petit que le nôtre, et dont la feuille est faite en cœur. Il y a aussi du pirola, de la verge d'or, du très beau, pied de chat, et une plante à feuilles longues, dont la racine est à deux bulbes : elle porte sur une haute tige, une grappe de fleurs blanches à chaperon ; ces fleurs ne sont pas belles, mais elles ont parfaitement l'odeur du chèvrefeuille. Il y a encore une espèce de langue de serpent, ou herbe sans couture, une grande quantité de petits arbrisseaux, qu'ils nomment petit bouleau : la plupart des marais en sont remplis (Outhier 44, pp. 118-126).
Courcelle (Olivier), « 28 octobre 1736 (1) : Torneå », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n28octobre1736po1pf.html [Notice publiée le 2 février 2008].