19 août 1748 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Bradley :
À Paris, ce 19 août 1748. Monsieur, J'ai reçu avec un très grand plaisir l'ouvrage [(Bradley 47)] que vous m'avez fait remettre par M. Anderson. Outre l'envie que j'avais depuis longtemps de voir ce que vous aviez fait sur les mouvements apparents des étoiles dus à l'action de la Lune sur la Terre, je souhaitais avoir quelque occasion de m'entretenir avec l'astronome dont je respecte le plus les lumières. Et je profite avec bien de l'empressement de celle que m'offre le présent obligeant que vous venez de me faire. Sans doute que vos observations exerceront beaucoup les géomètres pour chercher la cause des mouvements que vous avez remarqués. C'est une nouvelle route que vous leur ouvrez ; mais la théorie qui doit y conduire est bien difficile, et peut-être tout entière à découvrir. Car celle que M. Newton a donnée sur la précession des équinoxes me parait bien loin de suffire pour cela. D'ailleurs je vous avouerai que cette théorie ne m'a jamais satisfait. Je n'ai point reconnu, dans sa méthode de prendre en total les mouvements des parties de la Terre, ni la subtilité ni la sûreté ordinaire de ce grand homme. Je n'entrerai pas actuellement dans un grand détail sur cette matière, parce qu'il y a déjà fort longtemps que je ne l'ai examinée, et que je suis occupé à une autre partie du système du monde, qui mérite aussi une grande attention. C'est la théorie de la Lune. Vous aurez peut-être entendu parler d'un mémoire [C. 33a] que j'ai lu à l'assemblée publique de la S[aint] Martin dernière [cf. 15 novembre 1747 (1)]. Quoiqu'il en soit, voici de quoi il était question dans ce mémoire. J'avais premièrement résolu le problème connu sous le nom de problème des trois corps, dans lequel je déterminais la courbe décrite par un corps autour d'un autre, par la Lune, par exemple, autour de la Terre, pendant que ces deux corps sont attirés l'un et l'autre par un troisième corps. J'avais toujours trouvé de grandes difficultés dans la théorie de la Lune de M. Newton, à cause que tous les points différents qui la composent sont examinés chacun en particulier, comme si les autres ne s'y compliquaient pas, et je ne pensais pas qu'on pût être satisfait sur cette matière avant d'avoir vu une solution complète du problème où toutes les considérations entrent à la fois. La mienne m'a conduit heureusement à une équation [La forme de cette équation dans le cas où l'on suppose l'orbite du Soleil sans excentricité est celle-ci : [maths] NDA] de l'orbite de la Lune dont tous les termes sont fort simples ; ils ne renferment chacun qu'un sinus d'angle très aisé à réduire en tables, aussitôt que les quantités qui entrent dans les coefficients sont déterminés par les observations. Ce que mes recherches m'ont donné de plus important, c'est cette remarque, à laquelle je ne m'attendais pas, que le mouvement de l'apogée n'était que d'un peu moins de la moitié de ce que les observations apprennent, en sorte qu'en ce point l'attraction, du moins telle que M. Newton l'a supposée, n'est pas suffisante pour expliquer les mouvements de la Lune. Ce qui m'a paru de plus simple pour remédier à cet inconvénient, c'est de supposer une autre loi d'attraction que celle des carrés des distances. En exprimant cette loi ainsi 1/d2+a/dn+b/dm+etc. on peut rendre les exposants et les coefficients de ces termes tels que les mouvements des planètes principales seront sensiblement les mêmes que dans la loi ordinaire, et que le mouvement de l'apogée de la Lune qui en résultera sera le réel. De plus, on pourra expliquer par la même loi tous les phénomènes pour lesquels on avait recours à des lois particulières, comme l'ascension des liqueurs dans les tuyaux capillaires, la réfraction de la lumière, etc. La généralité de cette loi m'a paru un avantage. Au reste, je ne suis pas attaché à mon explication, et je suis prêt à en accepter toute autre qui répondra aux phénomènes. Je ne m'éloignerais pas, par exemple, de supposer entre l'attraction ordinaire de M. Newton quelque autre espèce d'attraction particulière à la Terre, et qui agirait sur la Lune. Mais quelque chose qu'on imagine, il me paraît démontré qu'il faut autre chose que l'attraction ordinaire inversement proportionnelle aux quarrés des distances. Au reste, la théorie de la Lune qui résulte de ma solution est fort différente de celle de M. Newton : je ne trouve point comme lui des variations d'excentricité et des inégalités dans le mouvement de l'apogée. Cependant, quoique les observations s'accordent avec ces variations, il n'en faut pas conclure que les tables qui résulteront de ma théorie seront démenties par la nature, parce que les différentes espèces de termes qui sont dans mon équation pourront bien faire le même effet que les variations dans l'excentricité et dans le mouvement de l'apogée. Et si les tables de M. Newton cadrent si bien avec les observations, je ne crois pas non plus qu'on doive en inférer que sa théorie l'a mieux conduit au vrai, parce que je ne vois point du tout qu'il ait tiré, comme il l'aurait dû, ses tables de la seule supposition de l'attraction mutuelle du Soleil, de la Terre et de la Lune. Mais il me parait au contraire qu'il a fait ses tables sur les lois du mouvement de la Lune déterminées par les astronomes, et qu'il y a fait cadrer sa théorie par des raisons vagues et peu propres à satisfaire les géomètres. J'ai peur de vous paraître trop hardi de parler ainsi de M. Newton ; si j'étais connu cependant de vous, vous verriez qu'on ne saurait en avoir une plus haute idée que celle que j'ai du reste de ses ouvrages, et de l'obligation que tous les mathématiciens lui ont. Mais ce que je dois encore plus craindre, c'est de vous ennuyer par une si longue lettre. Je finis donc en vous assurant de l'estime parfaite, avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Clairaut. Si vous me faites l'honneur de me répondre, je vous serai bien obligé de me dire ce que M. Machin a fait et publié depuis son petit ouvrage The Laws of Moon's, etc [(dans (Newton 29)]. Je n'ai pas été satisfait de ce que j'ai pu découvrir de sa théorie, et j'ai exposé mes raisons dans un mémoire [C. 32] que j'ai lu à l'Ac[adémie] en 1743. Je serai bien charmé de savoir ce que vous en pensez au cas que vous auriez pris la peine de le lire, et je voudrais bien savoir aussi si M. Machin en a été informé (Bradley 32, pp. 451-453).
Bradley avait été nommé associé étranger de l'Académie des sciences le 24 juillet (cf. 24 juillet 1748 (1)).
Bradley (James), A letter to the Right Honourable George Earl of Macclesfield. Concerning an apparent motion observed in some of the fixed stars,, London, 1747 [Télécharger].
Newton (Isaac), The Mathematical Principles of Natural Philosophy [...] translated into English by A. Motte. To which are added the Laws of the Moon’s motion, according to gravity, by J. Machin, 2 vol., London, 1729 [Mars 1744 (1)] [13 avril 1744 (1)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 19 août 1748 (1) : Clairaut (Paris) écrit à Bradley », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n19aout1748po1pf.html [Notice publiée le 3 juillet 2010].