3 mars 1765 (1) : Rousseau (Motiers-Travers) écrit à Clairaut :
À Motiers-Travers le 3 mars 1765 Le souvenir, Monsieur, de vos anciennes bontés [cf. 22 août 1742 (1)] pour moi vous cause une nouvelle importunité de ma part. Il s'agirait de vouloir bien être une seconde fois censeur d'un de mes ouvrages. C'est une très mauvaise rapsodie que j'ai compilée il y a plusieurs années sous le nom de Dictionnaire de Musique et que je suis forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Dans le torrent de malheurs qui m'entraîne, je suis hors d'état de revoir ce recueil, je sais qu'il est plein d'erreurs et de bévues. Si quelque intérêt pour le plus malheureux des hommes vous portait à voir son ouvrage avec un peu plus d'attention qu'un autre, je vous serais sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger chemin faisant. Les indiquer sans les corriger ne serait absolument rien faire, car je suis absolument hors d'état d'y donner la moindre attention, et si vous daignez en user comme de votre bien pour changer ajouter ou retrancher, vous exercerez une charité très utile et dont je serai très reconnaissant. Recevez, Monsieur, mes très humbles excuses et mes salutations. J. J. Rousseau (Rousseau 65-98, vol. 24, pp. 126-127).
Rousseau répond là à une requête de son libraire (cf. 23 février 1765 (2)), par qui cette lettre transite (cf. 3 mars 1765 (2)). La dernière pièce connue de la correspondance entre les deux hommes remontait à la lettre de Clairaut du 24 mai [1762]. Clairaut répond à Rousseau le 25 avril 1765 (cf. 25 avril 1765 (1)). (Rousseau 68) est distribué par la Librairie à Clairaut le 7 mars (cf. 7 mars 1765 (1)), qui en signe l'approbation le 15 avril (cf. 15 avril 1765 (1)). Clairaut transmet la lettre à Hume, devenant ainsi à l'origine de la querelle qui opposa les deux philosophes. Hume : M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m'avait communiqué la lettre suivante [...]. Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire : je sais aujourd'hui avec certitude que cette affectation de misère et de pauvreté extrême, n'est qu'une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie, avec succès, pour se rendre intéressant et exciter la commisération du public ; mais j'étais bien loin alors de soupçonner un pareil artifice. [...] Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, et je la fis voir à plusieurs des amis et protecteurs que M. Rousseau avait à Paris. Je leur proposai un arrangement par lequel on pouvait procurer des secours à M. Rousseau sans qu'il s'en doutât. C'était d'engager le libraire qui se chargerait de son Dictionnaire de Musique à lui en donner une somme plus considérable que celle qu'il lui en aurait offerte de lui-même, et de rembourser cet excédent au libraire. Mais ce projet, pour lequel les soins de M. Clairaut étaient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond et estimable savant (Hume 66). Fréron : Je profite de cette occasion pour relever un fait peu exact qui se trouve dans l'Exposé Succinct. M. Hume y rapporte une Lettre de M. Rousseau, datée du 3 mars 1765, à M. Clairaut, qui avait été nommé censeur de son Dictionnaire de Musique [Cet ouvrage s'imprime actuellement, et paraîtra bientôt chez la veuve Duchêne, libraire rue Saint-Jacques NDA]. Dans cette lettre M. Rousseau dit que C'est une mauvaise rapsodie qu'il a compilée, il y a plusieurs années, et qu'il est forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Le correspondant de M. Rousseau à Paris, qui fut porteur de la lettre à feu M. Clairaut, et qui la lut parce qu'elle n'était pas cachetée, m'a dit avec assurance qu'il n'y était nullement question que M. Rousseau attendit, pour avoir du pain, après le marché de son Dictionnaire de Musique. Il déclare encore que M[essieu]rs Hume et Clairaut n'ont pu concerter entr'eux, comme il est dit dans l'Exposé, de procurer à M. Rousseau un meilleur prix, puisque ce n'est qu'au mois de Mars que M. Clairaut sut qu'il était nommé censeur de l'ouvrage, et que dès le mois de Janvier précédent le marché en avait été conclu entre M. Rousseau et feu M. Duchêne libraire. Ce sont des petites infidélités que les gens de lettres se permettent volontiers dans leurs querelles (Année littéraire, 1766, vol. 7, pp. 174-175). Dans une contrefaçon de l'Exposé succinct (Londres, 1766), en parlant à Hume : Non content de lui [Rousseau] ôter votre amitié, vous voudriez encore lui enlever la commisération du public que ces malheurs lui ont si bien méritée, en persuadant à ce public, que, cette affection de misère, (pag. 8. 9.) dont il se plaint dans sa lettre à M. Clairaut, n'est qu'une petite charlatanerie que M. Rousseau a employé avec succès etc. [...] Je trouve quelque chose de grand dans M. Rousseau, et qui fait honneur à M. Clairaut, de lui exposer son besoin (Rousseau 65-98, vol. 33, p. 291). Bergerat : La lettre de M. Rousseau à M. Clairaut n'est pas en apparence plus simulée que les précédentes ; l'auteur en y peignant l'étroite situation où il se trouvait de faire ressource de son Dictionnaire de Musique pour avoir du pain, paraissait bien moins faire cet aveu pour exciter la commisération du public, que pour engager un sçavant charitable à se charger de la correction et de la vente de son ouvrage. L'interprétation que M. Hume donne à cette démarche n'est point à son éloge […] Rousseau qui se contredit assez souvent dans ses ouvrages, comme dans ses sentiments, avait oublié qu'après avoir refusé les libéralités de plusieurs personnes distinguées par leurs dignités ou par leur fortune, il ne lui convenait plus, en demandant un service à M. Clairaut, de terminer sa lettre, en lui disant, qu'il exercerait une charité très utile. […] Rousseau ne vivant que de choux et de carottes n'aurait sûrement pas ruiné les bienfaiteurs qu'il aurait voulu choisir. En supposant que sa pauvreté eût été aussi réelle que sa lettre à M. Clairaut le témoigne, la nécessité l'aurait obligé d'implorer leurs secours. […] D'où je conjecture que la même nécessité qui l'avait forcé d'implorer les soins charitables de M. Clairaut, l'aurait tôt ou tard contraint d'avoir recours de la même manière à ceux de M. Hume ou de quelqu'autre (Bergerat 68, pp. 30-31, 57, 59).
Abréviation
NDA : Note de l'auteur.
Références
Bergerat (), Plaidoyer pour et contre J.-J. Rousseau et le docteur D. Hume, l'historien anglois, avec des anecdotes intéressantes relatives au sujet, Londres-Lyon-Paris, 1768 [Télécharger].
Hume (David), Exposé succinct de la contestation qui s'est élevé entre M. Hume et M. Rousseau avec les pièces justificatives, Londres, 1766 [31 mars 1767 (1)].
Rousseau (Jean-Jacques), Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, Ed. R. A. Raleigh, 53 vol., Genève-Oxford, 1965-1998 [[15 novembre 1759]] [9 [février 1761]] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 3 mars 1765 (1) : Rousseau (Motiers-Travers) écrit à Clairaut », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n3mars1765po1pf.html [Notice publiée le 3 février 2012].
M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m'avait communiqué la lettre suivante [...]. Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire : je sais aujourd'hui avec certitude que cette affectation de misère et de pauvreté extrême, n'est qu'une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie, avec succès, pour se rendre intéressant et exciter la commisération du public ; mais j'étais bien loin alors de soupçonner un pareil artifice. [...] Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, et je la fis voir à plusieurs des amis et protecteurs que M. Rousseau avait à Paris. Je leur proposai un arrangement par lequel on pouvait procurer des secours à M. Rousseau sans qu'il s'en doutât. C'était d'engager le libraire qui se chargerait de son Dictionnaire de Musique à lui en donner une somme plus considérable que celle qu'il lui en aurait offerte de lui-même, et de rembourser cet excédent au libraire. Mais ce projet, pour lequel les soins de M. Clairaut étaient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond et estimable savant (Hume 66). Fréron :
Je profite de cette occasion pour relever un fait peu exact qui se trouve dans l'Exposé Succinct. M. Hume y rapporte une Lettre de M. Rousseau, datée du 3 mars 1765, à M. Clairaut, qui avait été nommé censeur de son Dictionnaire de Musique [Cet ouvrage s'imprime actuellement, et paraîtra bientôt chez la veuve Duchêne, libraire rue Saint-Jacques NDA]. Dans cette lettre M. Rousseau dit que C'est une mauvaise rapsodie qu'il a compilée, il y a plusieurs années, et qu'il est forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Le correspondant de M. Rousseau à Paris, qui fut porteur de la lettre à feu M. Clairaut, et qui la lut parce qu'elle n'était pas cachetée, m'a dit avec assurance qu'il n'y était nullement question que M. Rousseau attendit, pour avoir du pain, après le marché de son Dictionnaire de Musique. Il déclare encore que M[essieu]rs Hume et Clairaut n'ont pu concerter entr'eux, comme il est dit dans l'Exposé, de procurer à M. Rousseau un meilleur prix, puisque ce n'est qu'au mois de Mars que M. Clairaut sut qu'il était nommé censeur de l'ouvrage, et que dès le mois de Janvier précédent le marché en avait été conclu entre M. Rousseau et feu M. Duchêne libraire. Ce sont des petites infidélités que les gens de lettres se permettent volontiers dans leurs querelles (Année littéraire, 1766, vol. 7, pp. 174-175). Dans une contrefaçon de l'Exposé succinct (Londres, 1766), en parlant à Hume :
Non content de lui [Rousseau] ôter votre amitié, vous voudriez encore lui enlever la commisération du public que ces malheurs lui ont si bien méritée, en persuadant à ce public, que, cette affection de misère, (pag. 8. 9.) dont il se plaint dans sa lettre à M. Clairaut, n'est qu'une petite charlatanerie que M. Rousseau a employé avec succès etc. [...] Je trouve quelque chose de grand dans M. Rousseau, et qui fait honneur à M. Clairaut, de lui exposer son besoin (Rousseau 65-98, vol. 33, p. 291). Bergerat :
La lettre de M. Rousseau à M. Clairaut n'est pas en apparence plus simulée que les précédentes ; l'auteur en y peignant l'étroite situation où il se trouvait de faire ressource de son Dictionnaire de Musique pour avoir du pain, paraissait bien moins faire cet aveu pour exciter la commisération du public, que pour engager un sçavant charitable à se charger de la correction et de la vente de son ouvrage. L'interprétation que M. Hume donne à cette démarche n'est point à son éloge […] Rousseau qui se contredit assez souvent dans ses ouvrages, comme dans ses sentiments, avait oublié qu'après avoir refusé les libéralités de plusieurs personnes distinguées par leurs dignités ou par leur fortune, il ne lui convenait plus, en demandant un service à M. Clairaut, de terminer sa lettre, en lui disant, qu'il exercerait une charité très utile.
[…]
Rousseau ne vivant que de choux et de carottes n'aurait sûrement pas ruiné les bienfaiteurs qu'il aurait voulu choisir. En supposant que sa pauvreté eût été aussi réelle que sa lettre à M. Clairaut le témoigne, la nécessité l'aurait obligé d'implorer leurs secours.
[…]
D'où je conjecture que la même nécessité qui l'avait forcé d'implorer les soins charitables de M. Clairaut, l'aurait tôt ou tard contraint d'avoir recours de la même manière à ceux de M. Hume ou de quelqu'autre (Bergerat 68, pp. 30-31, 57, 59).