Le jeudi [le thermomètre] fut à 25 [degrés au-dessous de la congélation]. Il y avait encore un bout de la base à mesurer, qui n'était pas planté de piquets ; Messieurs Clairaux et Camus sont allés les planter, pendant que nous avons entrepris M. de Maupertuis et moi un voyage court mais terrible. Lorsqu'on fit les observations des angles sur Avasaxa, on oublia de prendre la hauteur d'un arbre qui entrait dans les angles observés. Cette omission ne pouvait pas causer d'erreur sensible dans nos observations ; mais M. de Maupertuis était trop scrupuleux pour négliger la moindre chose. Nous montâmes donc sur la montagne d'Avasaxa, traînés par des rennes dans des půlkas : ce font des traîneaux faits comme de petits bateaux, pointus par l'avant, et posés sur une quille qui n'a pas plus de deux ou trois pouces de largeur. Les Lapons ont de ces fortes de traîneaux, longs de cinq et même de six pieds, qui servent transporter leurs poissons secs et leurs peaux de rennes ; mais ceux dont les habitants se servent pour voyager, qui furent ceux qu'on nous donna, ne sont longs que de quatre pieds tout au plus ; l'avant ou la pointe de ces traîneaux est couverte de planches, et sur le bord de ces planches on cloue une peau de renne, que celui qui est assis dans le půlka ramène par-devant sa poitrine, et arrête avec des cordons autour de son corps, pour empêcher que la neige, dans laquelle il se trouve souvent comme enseveli, n'entre dans le traîneau. La difficulté est de garder l'équilibre ; ces traîneaux n'ont guère plus d'assiette que les patins dont on se sert en France pour glisser. M. Brunius qui nous accompagnait, accoutumé à se servir de ces voitures, gouvernait fi bien son traîneau avec un petit bâton qu'il avait à la main, qu'il gardait parfaitement l'équilibre : M. de Maupertuis et moi versions continuellement ; si nous voulions nous relever d'un côté, avec notre bâton, nous renversions de l'autre ; M. de Maupertuis se froissa même un bras. Les rennes qui nous traînaient sont des espèces de cerfs dont le bois est large, et les perches de ce bois font renversées en devant. On fait beaucoup de différents usages de ces animaux : on en mange la chair, qui est assez délicate mais fade ; les habitants, surtout les Lapons, la font sécher et la gardent fort longtemps ; on fait du fil, avec les nerfs de ces rennes, qu'on emploie surtout à coudre les bateaux ; on mange leur lait, et on en fait du fromage qui n'est pas bon. On s'habille de la peau de ces animaux, surtout des jeunes, dont le poil est plus doux. Il n'y a aucun habitant Finlandais ou Lapon, même Suédois, qui n'ait son habit de peaux de rennes ; nous en avions aussi chacun un : on les nomme lappmůdes, et on s'en sert comme de redingotes. On en met le poil en-dehors, et on la double d'une toile, d'une serge, ou d'une autre peau dont le poil se trouve en-dedans. On fait encore avec la peau des vieilles rennes des bas, ou plutôt des bottes molles, dont le poil est encore en-dehors ; elles font très chaudes et très bonnes pour marcher sur la neige quand il fait bien froid, car dans les dégels on ne peut plus s'en servir. On se sert de rennes pour voyager dans les endroits où les chevaux auraient de la peine à aller, ou dans les pays où l'on n'aurait pas de quoi nourrir les chevaux, comme dans tout le pays au nord de Kengis, c'est-à-dire toute la partie septentrionale de ce continent. Quelques voyageurs ont prétendu que, quand on disait au renne à l'oreille l'endroit où on voulait aller, il l'entendait ; c'est une fable ; les rennes vont très vîte, mais ils ne font pas très forts ; attelés à un traîneau, ils pourraient peut-être faire trente lieues dans un jour, si le chemin était bien battu ; mais lorsque le chemin n'est pas dur et battu, et qu'il faut que le traîneau laboure la neige, le renne a bien de la peine à avancer, et ne va que fort lentement. Le renne a la commodité de trouver partout sa nourriture. Lorsqu'il est fatigué, son maître bien enveloppé pour se garantir du froid, détache l'animal, qui ne s'éloigne pas beaucoup : il fouille sous la neige, et trouve une mousse blanche qui est presque son unique nourriture, de sorte que le voyageur ne porte que quelques provisions pour lui-même ; il les met dans la pointe ou à l'avant du traîneau. Une chose qui paraîtra étrange, c'est que dans les voyages de Wardhus, le voyageur est obligé de porter une provision de bois, parce qu'on passe de grandes étendues de pays, entièrement nues et sans aucun bois. De chez M. Brunius, nous étions venus d'une rapidité terrible par-dessus la glace, où le chemin était bien battu, jusqu'à Närki, où nous nous trouvâmes au pied de la montagne. La neige la couvrait entièrement, il n'y avait point de chemin frayé et il était à craindre que nous ne tombassions entre des rochers, où nous aurions été abîmés dans les neiges. Un Finnois qui avait attaché à ses pieds des planches longues et étroites, marcha lentement devant nous pour sonder le chemin ; il conduisait avec une corde le renne du premier traîneau ; ce pauvre animal enfonçait dans la neige jusqu'au ventre, et avait bien de la peine, ainsi que ceux qui le suivaient, à nous traîner au haut de la montagne ; il fallut par plusieurs fois les laisser reprendre haleine et se reposer. Nous arrivâmes cependant, et disposâmes d'abord le quart de cercle de 18 pouces pour faire notre observation, tandis que deux Lapons et une Lapone, qui nous servaient de conducteurs, faisaient un grand feu, et que les rennes étaient à fouiller sous la neige, et à paître de la mousse qu'ils y trouvaient. Le froid était si grand, que la neige ne fondait pas fous le feu ni à la distance d'un pied tout autour. À la descente de la montagne, nos Lapons nous avertirent d'enfoncer nos petits bâtons dans la neige, le plus avant que nous pourrions, pour modérer la vitesse de nos traîneaux, et empêcher qu'ils ne tombassent continuellement sur les jambes des rennes qui y étaient attelés. Quand nous fûmes au bas de la montagne, nos Lapons laissèrent leurs traîneaux à Närki, et chaque conducteur s'est assis sur l'avant de chacun de nos traîneaux, et le tenait en équilibre avec une adresse singulière. Nous avons fait le chemin sans verser, et très rapidement, jusque chez M. Brunius (Outhier 44, pp. 140-144).
Courcelle (Olivier), « 27 décembre 1736 (1) : Öswer Torneå », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n27decembre1736po1pf.html [Notice publiée le 5 juillet 2008].