MM. de Buffon, de Mairan, Clairaut et Bézout, ont fait le rapport suivant du mémoire de M. [d'Ernault] [cf. 28 janvier 1761 (1)] et de l'état du jeune M. Folliet. L'art de faire parler les muets si utile et si digne de l'attention remonte a peine a un siècle, encore les recherches que nous avons sur cette matiere sont elles en fort petit nombre. M. Dernaud, connu de l'Academie par ses talents en ce genre et particulierement par l'application heureuse qu'il en a faite sur un neveu de M. le chevalier d'Arcy et sur le dernier de ses éleves qu'il a presenté depuis peu à cette compagnie, s'est proposé dans le mémoire dont nous allons rendre compte de faire part au public des moyens que ses recherches et l'expérience de plusieurs années sur divers sujets, lui ont fourni pour l'avancement de cet art. Ce mémoire est divisé en deux parties : dans la 1re on éxamine les différentes classes de muets, s'il y a des sourds absolument insensibles à toute espèce de son, ou si la surdité est seulement relative, et enfin quels moyens on peut employer pour remedier à cette surdité. Par muets on doit entendre ici avec M. Dernaud, non pas ceux qui ne peuvent rendre aucun son ; car il n'y en a point de cette espèce ; mais ceux qui ne parlant point ne sçauroient apprendre comme nous à s'exprimer par la seule tradition auriculaire. Cette privation de l'usage de la parole resulte communement de quelqu'une de ces trois causes, la paralisie, l'imbecilité, la surdité. Les muets de ces deux premieres classes ne peuvent être l'objet de l'art dont il s'agit ici. La raison en est évidente pour les premiers. A l'egard des seconds, M. Dernaud remarque d'après plusieurs expériences faites avec beaucoup de sagacité ; que quoi que ces sortes de muets laissent appercevoir de tems à autres quelques indices de sens et de jugement, leurs actions indiquent trop peu de circonstances et trop peu de suite dans leurs idées pour qu'on puisse les croire capables d'instruction. C'est donc des seuls muets par surdité qu'il est ici question. De ceux ci les uns sont sourds de naissance, les autres le sont devenus par accident ; mais ces deux classes de sourds, dit M. Dernaud peuvent être regardées comme n'en faisant qu'une, surtout si l'accident survenu aux derniers leur est arrivé dans la premiere jeunesse ; en effet, continue-t-il il est bien naturel de penser qu'un homme qui, par une pareille surdité accidentelle se trouve privé de la conversation deviendra insensiblement muet faute de modele qui lui rappelle la prononciation des mots qu'il sçavoit avant cet accident ; on voit aussi que si la surdité sans être au degré dont nous venons de parler, est neanmoins telle que le sujet ne puisse point distinguer la prononciation des consonnes, il ne pourra apprendre qu'un petit nombre de mots ; mais qu'il articulera mal et que tant par le petit nombre d'idées qu'il aura pû acquerir par cette voye que par le peu de coherence que ces idées auront entr'elles, il se rendra peu intelligible dans son langage ; conjectures très plausibles ; mais qui, pour être confirmées par l'expérience demandent sans doute beaucoup de sagacité de la part de l'observateur : Entre plusieurs éxemples égallement propres à prouver ces raisonnements et les talents de M. Dernaud, nous choisirons celui qu'il rapporte du s[ieu]r Nitau, fils d'un marchand de Rheims [Reims] qui entendoit, quoi que sourd, le murmure d'une conversation. À l'âge de 18 ans il sçavoit à peine trois cent mots et les prononcoit très mal. Deux mois d'instruction de la part de M. Dernaud le mirent en état de lire à haute voix dans le françois ; de reciter plusieurs prières dans la même langue et de posseder un grand nombre de mots et de phrases. Mais tous les sourds de naissance ont ils le même degré de surdité ? En est-il que l'on puisse dire n'être sensibles à aucun son ? M. Dernaud incline à croire que la surdité n'est en général qu'un embarras plus ou moins grand, qui ne rend pas l'organe de l'oüie totalement insensible et l'expérience que nous allons rapporter d'après lui favorise assés ce sentiment.M'etant d'abord assuré, dit il, de la sensiblité de l'ouie d'un muet de naissance (c'étoit le neveu de M. le chevalier d'Arcy) je lui bouchai les oreilles avec du coton, et les lui enveloppai d'un morceau d'étoffe qu'il soutenoit lui-même par l'application de ses mains ; ensuite je criai près de lui sans qu'il vit mon action, mais assés haut pour qu'il eut entendu, s'il n'avoit pas eu les oreilles bouchées, alors je trouvai mon muet bien plus sourd qu'à l'ordinaire car il n'entendoit point. Après cela je lui debouchai les oreilles, je fis le même cri et il entendit très bien. J'ai reïteré cette expérience sur plusieurs autres sourds de differents degré de surdité et toûjours avec le même succès. M. Dernaud observe à l'égard de cette expérience qu'une des conditions essentielles pour bien faire cette épreuve, c'est de s'assurer d'abord autant qu'il est possible du degré de surdité du sujet sur lequel on opère, et il ajoûte qu'il faut éviter de crier assés fort pour que le sourd entende malgré les enveloppes et le coton dont on lui a bouché les oreilles. Enfin après quelques autres reflexions également délicates et solides et toutes tendantes à confirmer ce sentiment que la surdité est seulement relative, il passe à l'examen des differents moyens qu'on a employé jusques ici pour instruire les sourds de naissance. Le détail de tous ces moyens nous meneroit trop loin, il suffira de nous attacher à ceux qui ont été pratiqués par les plus habiles maîtres en ce genre. Telle est par éxemple la méthode de mettre le bout d'un cornet entre les dents de l'éleve et d'articuler à l'aide de cet instrument des sons qu'on lui fait ensuite répéter. M. Dernaud regarde cette méthode comme insufisante et avec raison, a cause de l'impossibilité où se trouve l'éleve d'articuler les lettres qui ne peuvent se rendre que par le moyen des levres, des dents et en partie du palais. M. Rosset, professeur en théologie à Lauzanne enseignoit à son fils, sourd et muet, l'articulation, en lui faisant remarquer le jeu de la langue et d'autres organes extérieurs de la parole et pour lui faire sentir les effets de la formation des sons, le pere mettoit sur sa tête la main de son fils. Cette méthode est sans doute supérieure à la précédente, mais on sent assés que le tact du crâne n'est pas sufisant. Un autre enfin en montrant l'articulation à ses éleves se fait toucher les gosier pendant qu'il prononce, Lorsqu'il est parvenu à leur faire rendre tous les sons qu'il leur enseigne, il convient avec eux d'un alphabet manuel fort connu en Espagne et en Italie, afin de leur indiquer dans la suite de son instruction les lettres, des mots et même des phrases. Cette méthode, continuë M. Dernaud est bonne pourvû qu'elle soit toûjours accompagnée de la part du maître du mouvement des levres, et de celui des organes exérieurs qui servent a éxécuter l'articulation ; mais l'alphabet manuel a plusieurs inconvénients : Les personnes que l'éleve doit voir par la suite ne l'entretiendront pas avec leurs doigts et il ne pourra les entendre des yeux faute de s'être particulierement attaché a étudier les mouvements organiques d'où resulte la parole. Cette premiere partie est terminée par une observation très juste sur l'importance dont il est que ceux qui se chargent d'instruire les muets parlent bien la langue qu'ils enseignent. Nous passons maintenant à la seconde partie qui est destinée a l'exposition de la méthode de M. Dernaud. Quand on reflechit sur la difficulté qu'on éprouve a rendre certains sons dans une langue étrangere et qu'on fait attention en même tems que ceux qui parlent habituellement cette langue n'ont point les organes autrement conformés que les autres, il est assés naturel de conclure que cette difficulté tient beaucoup au déffaut d'observations, sur le méchanisme de la prononciation de cette langue. Ce défaut qui ne peut manquer de se trouver dans les sourds éxige donc d'abord de la part de celui qui se propose d'enseigner a parler aux muets par surdité, une etude très reflechie du méchanisme des sons : tel est aussi le but que s'est d'abord proposé M. Dernaud en enseignant pendant six années differentes langues : Les succès qu'il eut d'abord par cette méthode ne lui permettoient pas de douter que l'application aux muets et sourds ne dût être également heureuse, et l'expérience qu'il en fit peu de tems après, sur le neveu de M[onsieu]r le chevalier d'Arcy, acheva de l'y confirmer, ayant réüssi en trois jours à lui faire prononcer toutes les lettres de l'alphabet. Mais si la connoisance du méchanisme des sons est nécessaire de la part d'un maître de langue, on voit qu'à l'égard des sourds, ce n'est encore qu'une des conditions requises ; il faut de plus pour le leur faire imiter un art particulier et que ne demande pas moins de reflexions et d'habileté. Le son de chaque lettre ayant son caractere particulier éxige un artifice qui lui soit propre. Il seroit trop long de rapporter ici quel est celui que M. Dernaud employe pour chaque lettre. Nous nous réduirons a en parcourir quelques unes. L'À de M. Dernaud se prononce en laissant un passage libre à l'air que l'on expire. Pour le faire éxécuter à mon éleve, il touche d'une main mon gosier et de l'autre le sien ; alors aidé d'une lame d'argent en forme de spatule, je pousse un peu sa langue vers le fond de sa bouche, de façon qu'elle soit éloignée de ses dents, d'un bon pouce, j'appuye dessus afin qu'elle ne touche point au palais, je lui fais signe d'imiter la vibration qu'il sent à mon gosier et il prononce l'a dès la premiere fois. L'O suit le même méchanisme, excepté que les joües doivent se resserrer contre les molaires, tandis que la machoire inférieure se rapproche insensiblement de la supérieure et que les deux levres forment une ouverture moins considerable que celle qu'exige l'emission de l'A. Une des attentions qu'observe d'ailleurs M. Dernaud, c'est le tact du gosier de la part de l'éleve tant sur lui même que sur le maître. Mais ce tact, ajoute t-il, doit être varié par l'imposition de la main sur quelqu'autres parties du corps. Par exemple pour le B je place, dit il, la main de l'éleve sous ma machoire et sur ma bouche. Pour l'E, il présente sa main devant ma bouche, pour l'J [I], pour l'n sur mes narines. M. Dernaud enseigne à ses éleves à parler, lire et écrire en même tems. Il employe pour cela les caracteres ordinaires et quelques signes des doigts ; ne leur donnant d'abord que des monosillabes aisés et particulierement ceux qui désignent des objets matériels qui leur soient connus. Par ce procédé, en trois mois à l'aide du bureau tipographique, ils lisent assés aisement, quoi qu'avec lenteur, récitent des prières et sçavent deja cinq a six cent mots substantifs et adjectifs. L'infinitif de ceux des verbes qui expriment une action corporelle ne les arrête pas. Ils n'ont pas la même facilité à l'égard des pronoms personnels ; mais les plus difficiles pour eux sont les possessifs mon et votre. Voicy comment M[onsieu]r Dernaud leur en explique l'usage. Prenant mon chapeau, dit il, avec celui de mon éleve, je lui fais entendre que mon désigne le chapeau qui est à moi ; et que prononçant votre, c'est du sien que je parle. Ainsi ayant mis les deux chapeaux à l'ecart, je lui dis, donnés moi mon chapeau ; il me le donne sans se tromper ; mais lorsque je lui dis de m'adresser la même demande en son nom, il est fort surpris du changement reciproque des deux possessifs, mon et votre et il a bien de la peine à comprendre qu'il doit dire alors votre chapeau en me parlant du mien, et mon chapeau en me parlant du sien. Le singulier et le pluriel continuë M. Dernaud ne sont pas embarassants non plus que les comparatifs et la connoissance de tous ces objets s'acquierre dans l'espace de 8 ou 10 mois ; mais l'enfant ne s'exprime encore le plus souvent qu'avec l'infinitif. Les noms substantifs et adjectifs leur sont familliers ; les articles leur donnent plus de peine. Lorsque l'éleve paroit vouloir exprimer une idée dont les termes lui sont inconnus, la méthode que suit M. Dernaud est de lui écrire la phrase qui exprime cette pensée, marquer à part tous les infinitifs des verbes qui la forment et de la lui faire repeter. C'est au bout d'un an ou à peu près qu'il supprime l'usage de l'alphabet des doigts, pour s'en tenir au seul mouvement des levres : alors il éxige de son éleve qu'il écrive ce qu'il voit et ce qu'il fait : tout alors devient sujet et moyen d'instruction : le jeu est une occasion de placer sans affectation quelque chose de propre à instruire et M. Dernaud employe d'autant plus volontiers ce moyen à l'égard de ses éleves, qu'il se rapproche d'avantage de celui par lequel apprennent à parler ceux qui naissent avec des organes bien disposés. Nous avons dit cy dessus que M. Dernaud pensoit que la surdité n'etoit que relative et nous avons rapporté ses raisonnements et quelqu'unes de ses experiences, en faveur de ce sentiment. Cette opinion a dû naturellement le conduire à quelques tentatives pour aider l'audition des sourds de naissance, quoi qu'il n'ait eu encore occasion de faire l'essai de sa méthode que sur un seul sujet (le neveu de M. Darcy), il paroit néanmoins qu'elle pourroit être employée assés avantageusement. La voici telle qu'il la décrit lui même.Après lui avoir enseigné à prononcer aussi bien que son état pouvoit lui permettre (ce qui est d'abord indispensable) je lui montrai premieremt. quelques uns de nos caracteres ; je les articulai ensuite chacun en particulier près de son oreille et à diverses reprises. Le 1er jour son oüie distinguoit deja bien la prononciation de plusieurs de ces éléments. Enhardi par le succès avec ces mêmes lettres, je formai non seulement des mots, mais des phrases à sa portée et je vis qu'il les entendoit clairement, puisqu'il me les répétoit avec éxactitude et qu'il s'en servoit a propos. Ce nouvel éxercice lui fut si agréable que s'imaginant peut être que sa surdité alloit cesser, il m'accabloit de caresses pour me temoigner sa joye. De tout ce que nous venons de rapporter nous croyons pouvoir conclure que le mémoire de M. Dernaud renferme des vuës très utiles sur la matiere qui en fait l'objet ; que la méthode qu'il employe pour l'articulation est à l'abri des inconvénients qu'on peut reprocher à celles dont il a fait l'examen dans son memoire, qu'elle en reünit les avantages et y en ajoute beaucoup de nouveaux, que les diverses expérces. qu'il rapporte prouvent un observateur intelligent, que les raisonnements auxquels les expériences servent de preuve indiquent une étude profonde du méchanisme des sons dans les langues et des différents signes et artifices qui peuvent supléer ces sons auprès des sourds, que la gradation qu'il observe dans l'instruction de ses eleves est également sage et éclairée et qu'enfin l'utilité publique et la justice duë aux talents de l'auteur nous paroissent inviter l'Academie à faire imprimer ce mémoire dans le recueil des sçavants étrangers. Nous avons dit, au commencement de ce mémoire, un mot de l'éleve que M. Dernaud a présenté depuis peu à l'Academie. Ce sujet a passé depuis entre les main de M. Pereire connu de cette compagnie par ses talents dans le même genre ; sur les questions qui lui ont été faites et eu égard au peu de tems qu'il a resté entre les mains de M. Dernaud, l'Academie a conclu que ce dernier méritoit d'être encouragé, signé Clairaut, de Buffon, Demairan et Bezout (PV 1761, ff. 46r-52v).
Clairaut avait été nommé rapporteur le 28 janvier (cf. 28 janvier 1761 (1)). Le mémoire de d'Ernauld est examiné par le comité de librairie le 23 mai (cf. 23 mai 1761 (1)). Le 30 mai : J'ai lu à l'Académie une lettre de M. Peyreyre [Pereyre, Pereire, Pereira...], par laquelle il se plaint de quelques termes insérés dans le rapport fait le 21 fevrier de[rnie]r, du mémoire de M. Ernauld, et demande une copie de ce mémoire, il a été décidé qu'avant tout j'apporterois mercredi prochain le rapport dont il se plaint (PV 1761, f. 104r). La séance suivante, le 3 juin : M. Bezout ne s'étant pas trouvé à l'Académie, l'affaire de M. Pereyre a été remise auquel il y sera (PV 1761, f. 105r). Clariaraut avait déjà eu affaire à Pereire (cf. 2 mai 1753 (1)). L'affaire rebondit le 2 mars 1763 (cf. 2 mars 1763 (1)), donnant lieu au final à la publication de (Ernauld 68) et (Pereire 68).
Abréviation
PV : Procès-Verbaux, Archives de l'Académie des sciences, Paris.
Références
Ernauld (), « Mémoire sur les sourds et muets », Mémoires de mathématique et de physique, présentés à l'Académie royale des sciences par divers sçavans, et lus dans ses assemblées, 5 (1768) 233-246 [Télécharger] [23 mai 1761 (1)] [Plus].
Pereire (Jacob-Rodrigues), « Observations sur les sourds et muets, et sur quelques endroits du Mémoire de M. Ernaud imprimé page 233 de ce volume, concernant la même matière », Mémoires de mathématique et de physique, présentés à l'Académie royale des sciences par divers sçavans, et lus dans ses assemblées, 5 (1768) 500-530 [Télécharger] [2 mars 1763 (1)].
Courcelle (Olivier), « 21 février 1761 (1) : Clairaut rapporteur », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n21fevrier1761po1pf.html [Notice publiée le 9 novembre 2011].
J'ai lu à l'Académie une lettre de M. Peyreyre [Pereyre, Pereire, Pereira...], par laquelle il se plaint de quelques termes insérés dans le rapport fait le 21 fevrier de[rnie]r, du mémoire de M. Ernauld, et demande une copie de ce mémoire, il a été décidé qu'avant tout j'apporterois mercredi prochain le rapport dont il se plaint (PV 1761, f. 104r). La séance suivante, le 3 juin :
M. Bezout ne s'étant pas trouvé à l'Académie, l'affaire de M. Pereyre a été remise auquel il y sera (PV 1761, f. 105r). Clariaraut avait déjà eu affaire à Pereire (cf. 2 mai 1753 (1)). L'affaire rebondit le 2 mars 1763 (cf. 2 mars 1763 (1)), donnant lieu au final à la publication de (Ernauld 68) et (Pereire 68).