Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


11 octobre 1736 (2) : Le Monnier (Pello) écrit à de Pont-Charost :
Vous me demandez, Monsieur, un détail de mes opérations, une description du pays que nous habitons présentement, et de vous marquer les principales curiosités de ce climat ; il faudrait un volume entier pour satisfaire à toutes vos questions, mais nos occupations ne nous en donnent pas le loisir ; cependant pour ne vous pas tout à fait laisser sans réponse, et pour vous donner des marques de mon amitié, je vais vous rapporter en abrégé ce que je voudrais pouvoir vous détailler davantage.

Nous avons pendant cet été mesuré géométriquement un très grand espace d'un méridien ; nous sommes présentement sur le haut d'une montagne couverte de bois de sapins d'une très petite espèce, qui s'étend tout autour à plus de dix mille. Nous avons fait bâtir sur ce lieu désert deux petites maisons de bois, dans l'une desquelles nous avons placé un secteur de cercle de 12 pieds de rayon. C'est un des plus beaux instruments d'astronomie qu'on ait vus, et par son moyen nous comptons de mesurer exactement l'espace de ciel qui répond au terrain que nous avons mesuré géométriquement. Nous passons les jours à dormir ou à chasser et les nuits à observer le ciel. Nous espérons de finir toutes nos opérations avant que de retourner à Torneo, où nous comptons passer l'hiver.

Quoiqu'il tombe de temps en temps de la neige et que les rivières soient glacées, nous n'avons point encore pris nos habits d'hiver, car nous devons nous attendre à un froid bien plus piquant ; mais par bonheur rien ne nous manque. Nous avons fait provision d'habits à la laponaise, qui sont très chauds. Vous ririez trop de me voir vêtu en Lapon, c'est la figure du monde la plus comique, à moins que d'excepter celle du Lapon même, qui, au ridicule de l'habillement, joint une figure fort grotesque. Représentez-vous un homme tout couvert de peaux depuis les pieds jusques à la tête, qui n'a que trois ou quatre pieds de haut, de petites jambes, un gros ventre, une fort grosse tête, un visage qui diffère assez de la forme humaine, enfin c'est à peu près le portrait d'Ésope, ou, si vous voulez, de Sancho Pansa.

Ce petit peuple court les bois et campe tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, sous de petites maisons portatives, faites de bois, et en forme d'entonnoirs renversés. Une famille demeure huit ou dix jours dans cette niche. Elle fait du feu au milieu, dont la fumée sort par le trou d'en haut. Tout ce peuple traîne avec soi une quantité prodigieuse d'animaux qui vivent d'une espèce de mousse qui se trouve sur les montagnes, et ce troupeau fait toute sa richesse. Il se nourrit de la chair de ces animaux qu'on nomme rennes, et de l'écorce de quelques arbres. Les peaux de ces animaux servent à faire des espèces d'habits, que les Russiens et les Suédois achètent ; nous en avons aussi achetés pour notre hiver, parce qu'ils sont fort chauds. Les Lapons méprisent l'or et tout métal, excepté l'argent, dont ils ont même de la vaisselle et plusieurs vases.

Outre les Lapons, il y a encore ici des Finlandais ; mais leur manière de vivre est toute différente. Ils ne s'écartent point des bords des fleuves où ils habitent, encore que les deux côtés du fleuve, excepté les terres qui touchent au rivage, sont tous déserts et incultes. Leur occupation est d'aller à la chasse et à la pêche, pendant que leurs valets labourent les terres qui ne produisent que du seigle. Ils vivent de la manière du monde la plus sale et la plus incommode ; cependant, seigneurs de leurs terres, ne payant que très peu d'impôts, ils pourraient vivre plus heureux, s'ils savaient jouir de leur bonheur ; mais chose assez surprenante, ils ont deux ou trois belles chambres qu'ils n'habitent jamais, et qui ne sont destinées que pour les étrangers. L'appartement qu'ils occupent est bien différent ; le père, la mère, les enfants et les valets, tous logent ensemble dans une chambre obscure, sans lits pour se coucher, sans chaises ni bancs pour s'asseoir, le plancher leur tient lieu de tout. Ils couchent tous sous une vaste couverture, faite de peaux de rennes. Ils n'ont dans leurs chambres ni cheminées, ni fenêtres, mais un four dans lequel ils entretiennent un feu perpétuel, dont la fumée occupant le haut de la chambre, sort avec bien de la peine par de petites fentes, en sorte que refluant sur ces misérables, pour n'en n'être point incommodés, ils marchent le ventre et la tête baissés. Malgré cette précaution, ils sont noirs autant que leurs chambres, et ils ont toujours mal aux yeux. Ils sont tous malheureusement engagés dans le luthéranisme, au reste bonnes gens et bien intentionnés pour les étrangers, à qui ils ne voudraient pas avoir fait le moindre tort. Ils nous fournissent beaucoup de bons poissons et à très bon marché, surtout du saumon frais. Nous en avons mangé un qui avait plus de six pieds de long, en sorte que nous ne sommes pas si mal sur cette montagne que vous pourriez le croire. Nous avons du bois à discrétion ; les gélinottes, les coqs de bois, les lièvres et les canards nous sont apportés en si grande abondance, que nous ne pouvons consommer toutes nos provisions ; et ce qui vous paraîtra incroyable, chaque gelinotte ou coq ne coûte que deux sols.

Quant aux curiosités du pays, elles sont en petit nombre ; celle de voir et d'examiner les deux espèces d'habitants dont je viens de vous parler, en est une grande. Une seconde à laquelle nous nous attendions, c'est de voir le Soleil à minuit, ce qui arrive huit jours devant et huit jours après le solstice d'été ; mais comme, en tournant ainsi autour des terres de ce climat sans ce coucher, il échauffe considérablement la masse de l'air, nous avons été fort incommodés de la chaleur, qui fait éclore un multitude prodigieuses de cousins, dont on peut à peine se garantir. Les habitants, pour préserver leurs troupeaux de ces insectes volants, sont obligés d'allumer des feux autour du lieu où ils paissent.

Une troisième curiosité, c'est que, quand le Soleil commence à s'éloigner de ce pays, c'est-à-dire vers l'équinoxe d'automne, les aurores boréales sont ici si fréquentes, qu'il ne se passe aucun jour sans qu'elles paraissent, ce qui fait qu'on voit clair ici jour et nuit, grande commodité pour les voyageurs. Ces inflammations qu'on nomme à Paris aurores boréales, doivent être nommées ici lumières célestes, parce qu'elles s'étendent également vers les quatre parties du monde. Le bruit qu'on entend et surtout la variété admirable des couleurs qu'on remarque dans la matière de ces météores, forme le plus beau spectacle du monde.

Nous retournerons à la fin de ce mois à Torneo [cf. 24 octobre 1736 (1)]. Si vous prenez quelque goût à lire des nouvelles du pôle arctique, je vous en ferai encore part, et je vous détaillerai les singularités de cette capitale. J'ai l'honneur d'être, etc.

À Pello le 11 octobre 1736 (Le Monnier 36).
Référence
  • Le Monnier (Pierre-Charles), « Extrait d'une lettre écrite de Pello dans la Laponie suédoise, à M de Pont-Charost, par M. Le Monnier, l'un des académiciens envoyés, par ordre du Roy dans le Nord pour faire des observations astronomiques », Mercure de France, décembre 1736, pp. vol. 1, pp. 2730-2734.
Courcelle (Olivier), « 11 octobre 1736 (2) : Le Monnier (Pello) écrit à de Pont-Charost », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n11octobre1736po2pf.html [Notice publiée le 18 janvier 2008].