Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


28 février 1764 (1) : Clairaut rapporteur :
Rapport et avis des commissaires de l'Académie royale des sciences.

469. Nous soussignés membres de l'Académie royale des sciences, pour nous conformer à une ordonnance de la cour, qui nous a été signifiée le 13 décembre 1763, et par laquelle il est dit que nous verrons fabriquer, par le sieur Le Prévost ou par un ouvrier commis de sa part, deux chapeaux, l'un avec moitié soie et l'autre avec une moindre quantité de ladite matière, pour après donner notre avis motivé fur cette fabrication, et déclarer si lesdits chapeaux sont bien feutrés et foulés, si le tout ne fait qu'un seul et même corps, sans distinction de mélange de soie, comme les poils et laines sont lorsqu'ils sont mêlés ensemble, et nous expliquer sur l'avantage ou le désavantage qui peut en résulter pour le public, relativement au prix ou autrement: nous nous sommes transportés le 16 décembre 1763, à neuf heures du matin, chez le sieur Le Prévost, maître chapelier, rue Guenegaud, où nous avons vu fabriquer un chapeau avec trois onces de poil de lièvre sécrété et trois onces de soie blanche neuve et provenant, suivant le dire du sieur Le Prévost, de rognures de gaze et de chenille, lesquelles matières ont été battues, mêlées, cardées et arçonnées ; après quoi nous eu avons vu former quatre capades, desquelles on a bâti un chapeau de grandeur ordinaire, qui a été foulé et dressé le même jour, et en notre présence. Le 29 décembre 1763 , nous avons vu pareillement fabriquer, chez le sieur Le Prévost, un autre chapeau, avec cinq onces de poil de lièvre, une demi-once de castor et deux onces de soie, donc une moitié était rouge et l'autre verte, le tout provenant, nous a dit le sieur Le Prévost, de rognures d'étoffes parfilées, lesquelles matières ont été préparées , mêlées et employées comme il a été dit ci-dessus ; et le chapeau qui en a été fabriqué en notre présence, ayant été mis à la teinture avec le premier, tous deux nous ont été remis tout apprêtés, garnis et tels qu'ils ont coutume d'être lorsqu'on les met en vente.

470. Dans la fabrication desdits chapeaux nous n'avons aperçu aucun mauvais effet qu'on puisse attribuer à la soie, qui faisait partie du mélange ; elle s'est bien cardée et arçonnée. Après ces deux façons, elle nous a paru suffisamment effacée, et nous n'avons pas remarqué que les ouvriers y missent ni plus de temps, ni plus de soin qu'aux étoffes ordinaires. Nous croyons devoir dire la même chose du feutrage, des capades et du baltissage ; et quant à la foule, nous avons vu rentrer l'étoffe sans accident, et d'une quantité convenable relativement aux diminutions sous lesquelles les chapeaux avaient été bastis. De sorte que pour notre avis définitivement sur ce premier chef, nous croyons qu'il est très possible de faire des chapeaux de poil de lièvre avec le tiers et même la moitié de soie.

471. Pour satisfaire aux vues de la cour par rapport aux autres chefs, nous avons considéré l'usage auquel un chapeau est destiné, et les qualités qu'il importe au public d'y trouver.

472. Ce qu'on cherche principalement dans l'usage du chapeau, c'est de défendre la tète contre la pluie, le vent et l'ardeur du soleil ; et le particulier qui en fait l'emplette a intérêt de réunir la beauté, la bonté, le bon marché et une longue durée. Tout cela est entré en considération dans notre examen et pour le faire avec plus de facilité et de sûreté, nous nous sommes munis d'un chapeau teint et apprêté du même poids et du même prix que le dernier fabriqué du sieur Le Prévost, et nous l'avons reçu d'un maître chapelier de Paris, dont l'intégrité et l'impartialité nous sont bien connues.

473. Ayant que de soumettre les chapeaux à aucune épreuve qui pût leur faire tort, nous les avons tâtés et maniés de toutes les façons que nous avons pu imaginer, pour apprendre si leur étoffe était unie, moelleuse, douce et également feutrée. Quoique nous n'ayons trouvé dans les deux chapeaux du sieur Le Prévost, aucun trou, aucun endroit notablement faible, aucune désunion dans l'étoffe, cependant ils nous ont paru moins doux, moins souples , moins unis et moins uniformes dans leur teinture que le chapeau de comparaison, qui était fait entièrement de poil de lièvre et de poil de lapin.

474. Nous avons observé que, depuis la teinture et l’apprêt, les deux chapeaux du sieur Le Prévost étaient devenus non seulement moins souples en totalité qu'auparavant, mais encore moins doux au toucher, et nous y avons senti sous les doigts comme de petits grumeaux, que nous n'avons pas trouvés au chapeau de comparaison : ce qui nous porte à croire qu'à la foule, la soie ne tient pas la même marche que le poil pour rentrer, et qu'elle se pelotonne, pour ainsi dire, et se grippe, tandis que celui-ci se rapproche uniformément.

475. Toutes les épreuves dont nous allons faire mention présentement, ont été faites sur celui des deux chapeaux dans la composition duquel il n'est entré que le tiers de soie, et toujours par comparaison au chapeau de pur poil, dont nous avons parlé.

476. Épreuve I. Ncus avons placé les deux chapeaux à égales distances d'un poêle allumé, chacun d'eux contenant un thermomètre gradué suivant l'échelle de M. de Reaumur ; et nous avons observé quatre fois de fuite, qu'au bout de dix minutes le thermomètre était monté d'un degré et demi ou deux degrés de plus dans le chapeau de comparaison que dans celui du sieur Le Prévost.

477. Et quand l'expérience durait une demie-heure, les deux thermomètres se trouvaient à peu près au même degré : c'est-à-dire, que la chaleur était alors égale dans les deux chapeaux.

478. Épreuve II. Nous avons renversé les deux chapeaux, et nous avons versé dans chacun d'eux une chopine d'eau de la Seine. Trois minutes après, nous avons vu qu'elle perçait le chapeau de comparaison, et qu'elle tombait goutte à goutte par trois endroits.

479. Celui du sieur Le Prévost a constamment contenu la sienne, et n'était point encore percé vingt-quatre heures après.

480. Épreuve III. Nous avons abondamment mouillé les deux chapeaux par-dedans et par-dehors, et les ayant laissé bien sécher , nous avons trouvé que le chapeau du sieur Le Prévost était devenu par-là bien plus dur et plus roide que le chapeau de comparaison.

481. Épreuve IV. Nous avons renfoncé la tête de chacun des deux chapeaux, de manière qu'elle présentait en-dehors un creux, dans lequel nous avons verse une chopine d'eau ; au bout de trois heures toute l'eau avait traversé le chapeau de comparaison, et il n'en était point encore passé une goutte à travers le chapeau du sieur Le Prévost.

482. Épreuve V. Nous avons retrousse les bords desdits chapeaux, et nous y avons versé à chacun un demi-septier d'eau commune, qui s'est étendue tout autour de l'endroit qu'on nomme le lien ; l'un et l'autre chapeau a résisté également, et n'a commencé à laisser passer l'eau goutte à goutte qu'après un intervalle de quatre heures.

483. Épreuve VI. Avec un crochet pointu, fait d'un fil de fer qui avait environ une ligne de diamètre, nous avons percé successivement les deux chapeaux à deux pouces et demi de distance du lien, et nous avons attaché à l'autre bout du crochet, un bassin de balance que nous avons chargé de poids ; et cette épreuve a été répétée jusqu'à trois fois, avec l'attention de toujours percer les deux chapeaux à des endroits semblables,

484. Le chapeau du sieur Le Prévost a toujours résisté, sans commencer à se déchirer, à un poids de cinq à six livres plus grand que celui qui avait suffi pour commencer à déchirer l'autre.

485. Épreuve VII. Nous avons coupé deux lanières de même longueur et de même largeur, et à des endroits semblables ; l'une au chapeau du sieur Le Prévost, l'autre au chapeau de comparaison ; nous les avons cousues bout à bout l'une de l'autre, et ayant fixé cet assemblage par l'une de ses extrémités, nous avons tiré par l'autre pour savoir laquelle des deux bandes ou lanières s'allongerait le plus.

486. Celle du chapeau du sieur Le Prévost s'est allongée d'un douzième ; celle de l'autre chapeau s'est allongée d'environ un sixième ; et cette épreuve ayant été réitérée trois fois avec de nouvelles bandes, nous avons toujours eu de semblables résultats.

487. Épreuve VIII. Nous avons tiré de pareilles bandes assemblées deux à deux, comme les précédentes, jusqu'à les faire rompre ; et par quatre épreuves, faites de suite, nous avons toujours vu que la bande provenant du chapeau de poil pur, cassait la première.

488. Épreuve IX. Nous avons coupé aux deux chapeaux des bandes de quatre lignes de largeur, et les ayant assorties deux à deux, nous les avons soumises à l'épreuve suivante.

489. Chaque bande a été pliée et repliée en sens contraire, cinquante ou soixante fois de fuite, et au même endroit ; à chaque fois on a frappé trois coups sur le pli, avec un marteau et le plus également qu'il a été possible. On l'a ensuite fixée par un bout, et l'on a attaché à l'autre bout un bassin de balance que l'on a chargé avec des poids, jusqu'à ce que cette bande se rompit à l'endroit du pli où elle avait été affaiblie ; et pour écarter toute prévention, la marque distinctive, par laquelle on devait reconnaître à quel chapeau la bande appartenait, a toujours été cachée pendant l'opération.

490. Cette épreuve réitérée trois fois, nous a fait voir constamment que les bandes tirées du chapeau du sieur Le Prévost, soutenaient sans rompre, six à sept livres au-delà du poids qui faisait casser celle du chapeau de pur poil.

491. Nous avons encore pris aux deux chapeaux de pareilles bandes, que sous avons trempées paire par paire dans différents débouillis, à dessein de reconnaître laquelle des deux étoffes retiendrait mieux la teinture.

492. Épreuve X. Deux de ces bandes, trempées ensemble pendant dix minutes dans un débouilli fait avec deux gros de savon blanc fondu dans une livre d'eau de la Seine, et entretenue bouillante, n'ont paru déteintes ni l'une ni l'autre.

493. Épreuve XI. Deux pareils échantillons ayant été tenus pendant quinze minutes, dans un débouilli fait avec une once de tartre rouge, et autant d'alun de roche, fondus dans une livre d'eau de la Seine, toujours bouillante, ont paru ensuite sous la couleur d'un gris de capucin ; et celui du chapeau du sieur Le Prévost, était devenu un peu plus roux que l'autre.

494. Épreuve XII. Deux gros de sel d'oseille fondu dans quatre onces d'eau de rivière presque bouillante, ont fait griser considérablement en moins d'une minute, deux échantillons pareils aux précédents ; mais l'effet a été encore un peu plus sensible sur celui pris au chapeau du sieur Le Prévost.

495. Épreuve XIII. Un gros d'eau-forte ordinaire, affaibli avec douze gros d'eau commune, un peu plus que tiède, ont fait griser en cinq secondes de temps les échantillons, et l'effet a encore été plus sensible sur l'étoffe du sieur Le Prévost que sur l'autre.

496. Les observations et les faits résultants des épreuves que nous venons de rapporter, sont autant de motifs par lesquels nous nous croyons obligés de donner notre avis, en disant: 1°. Qu'on peut fabriquer des chapeaux, dans la composition desquels il entre le tiers, ou même la moitié de soie. Voyez les deux premiers articles de ce rapport. 2°. Que les chapeaux où il entre de la soie ne sont point aussi beaux que ceux de pur poil, surtout quand ils sont teints et apprêtés. Voyez l'article III du rapport. 3°. Que la couleur noire, aux chapeaux où il entre de la soie, ne nous parait point aussi tenace qu'à ceux de pur poil. Épreuves XI, XII & XIII. 4°. Que des chapeaux tels que ceux que nous avons vu fabriquer chez le sieur Le Prévost, sont propres à garantir la tête de l'ardeur du soleil et de la pluie, pour le moins aussi bien que des chapeaux de pur poil, de même poids et de même prix. Expériences I, II ,III,IV et V. 5°. Que l'étoffe desdits chapeaux, bien loin de se tacher, de se déchirer, de se casser plus aisément que celle des chapeaux de pur poil, comme on aurait pu soupçonner, parait avoir au contraire à cet égard quelqu'avantage sur ceux-ci. Épreuves VI, VII, VIII & IX.

497. Conclusions. Les chapeaux, dans la composition desquels il entre de la foie, ne diffèrent donc du chapeau de pur poil, que par des défauts qui ne tirent point à conséquence, ni pour la bonté, ni pour la durée. S'il est vrai,, comme l'assure le sieur Le Prévost, que la soie qu'on y emploie coûte beaucoup moins que les matières dont elle tient la place, et que le rabais qu'elle occasionne sur le prix des chapeaux, compense suffisamment ce qui peut leur manquer du côté de la beauté, nous croyons qu'on doit laisser au public la liberté de s'en pourvoir ; et par conséquent au chapelier, celle d'en fabriquer et d'en vendre.

À l'Académie royale des sciences, ce 28 février 1764, ont signé, Nollet et Clairaut. Me Oudet, avocat. Lestoré , procureur (Nollet 77, pp. 338-343).

Ce rapport ne se trouve pas sur les PV.

L'histoire de la dispute est rapportée dans la Seconde addition (Nollet 77, pp. 332-343).
Abréviation
  • PV : Procès-Verbaux, Archives de l'Académie des sciences, Paris.
Référence
  • Nollet (Jean-Antoine, abbé), L'art du chapelier, Neuchâtel, 1777 [Télécharger].
Courcelle (Olivier), « 28 février 1764 (1) : Clairaut rapporteur », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n28fevrier1764po1pf.html [Notice publiée le 15 septembre 2014].