20 novembre 1747 (1) : Saint-Pelarge (Paris) écrit à M. de la T. :
Lettre à M. de la T. sur le mémoire que lut M. Clairaut à la rentrée publique de l'Académie le 15 nov[embre] 1747 [Cette Lettre qui nous est tombée entre les mains, nous a paru claire, courte, honnête, instructive, et nous la donnons volontiers au public NDE.] Je me rends à vos désirs, Monsieur, et je vais tâcher de vous rendre compte du savant mémoire, que lut M. Clairaut [C. 33a] à l'assemblée publique de l'Académie des sciences qui se tint le 15 de ce mois [cf. 15 novembre 1747 (1)]. Tant de personnes en raisonnent, et si peu l'ont bien compris, que je vous suis obligé de m'avoir fourni l'occasion d'en faire ici une exposition courte et fidèle. Elle fermera la bouche à ceux qui tirent de ce mémoire des inductions contre la physique de M. Newton, sur laquelle il roule tout entier, et elle ouvrira les yeux des newtoniens qui ont paru s'en scandaliser. Newton réfuté sur un point, et sa philosophie perfectionnée : voilà l'objet du mémoire. Newton, comme vous savez, n'a point prétendu faire un système ; il n'a point imaginé de principes pour en déduire les phénomènes, il a suivi une route contraire, il est remonté des phénomènes aux principes. Il n'établit point, par exemple, la pesanteur vers le Soleil, pour expliquer le cours des Planètes, c'est ce cours qui lui a appris qu'il y a une pesanteur vers le Soleil, et quelle est sa loi. Sur ce principe une fois trouvé, il a calculé les phénomènes que nous découvre l'astronomie, et il est. parvenu à des résultats tout-à-fait conformes aux observations : mais entre les phénomènes, il en est un dont ce grand homme n'a point calculé la quantité dans ses principes, et M. Clairaut prétend que si Newton eût fait cette recherche, il eût apporté quelques modifications à la loi de pesanteur qui résultait de ses autres calculs. Voilà tout ce dont il s'agit, Monsieur : y a-t'il donc tant à se récrier d'une part sur les incertitudes de la physique, même newtonienne, et de l'autre sur l'entreprise de M. Clairaut ? Si ce savant académicien a raison, et comment en douter ! il ne nous a mis que plus à portée de senti tout le prix de Philosophie et de la méthode de M. Newton, puisque les phénomènes plus approfondis, loin de la détruire, ne lui donnent que plus de correction. Mais permettez moi d'oublier que c'est à vous que j'écris, et souffrez que j'entre plus avant dans le détail. Pour qu'un corps décrive une ellipse autour d'un corps placé au foyer, il faut, comme l'a invinciblement démontré M. Newton, qu'il soit animé d'une pesanteur réciproque aux quarrés de ses distances : or, poursuit M. Newton, les planètes décrivent des ellipses, dont le Soleil est le foyer commun: donc elles font poussées vers le Soleil par une force qui suit la raison renversée du quarré de leurs distances à cet astre. De plus, c'est un autre raisonnement de Newton, pour que les temps périodiques des corps qui décrivent des ellipses différentes autour d'un foyer commun soient comme les racines quarrées des cubes de leurs distances moyennes, il faut une pesanteur réciproque aux quarrés des distances : or Képler a observé cette loi dans le mouvement des planètes ; donc il faut encore pour cette raison que la pesanteur soit réciproquement proportionnelle aux quarrés des distances. C'est ainsi que raisonne M. Newton. Cependant comme il est certain que ce n'est qu'à peu près que les planètes suivent la règle de Képler et décrivent des ellipses immobiles, il paraît qu'il aurait dû modifier un peu sa proposition, et dire que ce n'est qu'à peu près aussi que la pesanteur suit le rapport renversé des distances doublées. Il y avait néanmoins un autre parti à prendre, et Newton le fit ; c'était de regarder la pesanteur comme suivant exactement la loi du quarré des distances, et de rejeter sur une autre cause les irrégularités du mouvement des planètes, de les attribuer, par exemple, à l'action mutuelle qu'elles exercent les unes sur les autres, action réelle quoique petite, et qui suivait du système. Or si en supposant cette action rigoureusement astreinte à la loi du quarré, on parvenait à l'explication précise du mouvement. Des astres et des anomalies, il devait paraître qu'on avait pris le bon parti. C'est aussi ce qui arriva à M. Newton : il calcula sur ce pied non seulement le cours des planètes principales, mais encore les différentes anomalies de la Lune, la quantité et les proportions de sa variation, de son temps périodique, de ses distances, de son excentricité, du mouvement de ses nœuds et de l'inclinaison du plan de son orbite sur celui de l'écliptique. C'était là un objet de recherche bien difficile, et jusqu'alors infructueusement tenté par les astronomes. Cependant Newton en vint à bout ; et le résultat de ses calculs s'étant trouvé le même que celui des observations, ce grand homme n'eut plus de doutes sur le parti qu'il avait pris, ni sur des principes qui allaient si directement et si précisément au fait. Il regarda donc la loi du quarré des distances comme la loi primitive de la pesanteur, et les effets de la nature comme le résultat de la combinaison de plusieurs forces agissant chacune exactement selon cette loi. Peut-être M. Newton avait-il un peu de penchant pour cette loi des quarrés : elle s'exprimait, pour ainsi dire, en nombres ronds, et n'offrait rien de compliqué : mais |il eût sans peine sacrifié ce penchant à la vérité, s'il l'y eût trouvé contraire ; il en a donné des preuves dans de semblables occasions. Cependant quoique cette loi donnée par M. Newton cadrât merveilleusement avec tous ces phénomènes, l'astronomie en présentait un autre, qui était à la vérité le seul qu'il n'eût point calculé, mais qui peut-être eût demandé une antre proportion dans la pesanteur ; c'est la révolution de l'apogée de la Lune. Car enfin il pouvait se faire que le mouvement de l'apogée exigeât, pour faire une révolution dans le temps marqué, une loi un peu différente de celle des quarrés, quoique dans les autres phénomènes elle ne se manifestât qu'en raison des quarrés. Or c'est précisément ce que prétend M. Clairaut. Ayant trouvé l'équation de la courbe que décrit la Lune (problème jusqu'alors non résolu), il a recherché en conséquence le mouvement de l'apogée de cet astre, et il a trouvé que, si la pesanteur suivait exactement le rapport inverse des distances doublées, l'apogée ne ferait une révolution qu'en 18 ans, au lieu qu'il la fait en 9 ans, selon les astronomes : différence énorme qu'on voit bien ne pouvoir être rejetée sur les erreurs toujours inévitables, mais cependant légères, des observations. M. Clairaut pense donc que la pesanteur ne suit pas exactement la raison des quarrés des distances inverses, mais celle de ces quarrés, plus d'une certaine fonction de ces quarrés, ou même d'une autre puissance des distances ; et il serait en état de démontrer que cette addition à la loi de M. Newton ne produira aucun effet sensible sur les autres phénomènes, et qu'elle ne s'y manifestera que dans la raison des quarrés, comme l'avait trouvé ce grand géomètre. M. Clairaut se, propose de tirer de grands avantages de cette addition ; il en a articulé un entre autres qui est fort important : c'est l'accord de la figure de la Terre, avec la longueur du pendule. Il arrive en effet rarement que la découverte d'une vérité soit stérile. Vous voyez maintenant, Monsieur, que tout ce mémoire est à l'avantage de la philosophie newtonienne, et que s'il a pu fâcher quelqu'un, ce n'a pu être que des cartésiens habiles, et qui en ont pénétré toute l'importance. Sans doute M. Clairaut ne tardera pas à donner au public sa dissertation ; elle est trop de conséquence, et a trop excité la curiosité des savants, pour que l'impression en soit différée. J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que vous me connaissez, Monsieur, votre etc. De Saint Pelarge. À Paris, ce 20 nov[embre] 1747 (Saint-Pelarge 48).
Saint-Pelarge (chevalier de), « Lettre à M. de la T. sur le mémoire que lut M. Clairaut à la rentrée publique de l'Académie le 15 nov[embre] 1747 », Mémoires pour l'histoire de sciences et des beaux-arts, (janvier 1748) 114-123 [Télécharger].
Courcelle (Olivier), « 20 novembre 1747 (1) : Saint-Pelarge (Paris) écrit à M. de la T », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n20novembre1747po1pf.html [Notice publiée le 29 mai 2010].