Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


11 décembre 1762 (2) : Clairaut rapporteur :
MM. Clairaut et d'Arcy, ont fait le rapport suivant de l'ouvrage de M. de Fallois.

S'il est difficile de reconnoître les principes des arts qui sont fondés directement sur des faits uniques et si, lorsque le nombre des faits phisiques augmentent, la difficulté dans la manière de les considerer, augmente aussi, combien les arts fondés non seulement sur un nombre prodigieux de faits phisiques, mais encore sur des principes moraux, ne doivent ils pas être difficiles a perfectionner : tel est cependant l'art de la fortification.

Quelques personnes en considerant cet art, on crû devoir prendre pour les principes de cet art les sieges [de] l'antiquité la plus reculée dont il nous reste des vestiges et semblent annoncer que les principes ne sont que de convention ou dépendant entierement de la nature de armes.

Il est vrai que la fortification dépend beaucoup de la nature des armes mais les unes elles mêmes ont des principes communs et par conséq[uen]t les fortifications.

Si l'on éxamine d'un œüil attentif les sieges des anciens, l'on sera bien étonné qu'ils suivent les mêmes règles qu'à présent. Je crois qu'il seroit difficile de trouver parmi les modernes, je dis même jusqu'à nos jours aucuns sièges qui découvrent plus de principes et où l'on ait employé les moyens plus grands et plus sçavants que dans les sieges d'Alexia et de Marseille par Cesar.

Pour bien reconnoître dans la supériorité d'un système de fortification sur un autre, il faut se faire un tableau de l'origine de l'art et de ses progrès : c'est de là qu'on reconnoîtra les vrais principes de cet art ; et c'est en comparant les circonstances des armes des soldats et des lieux avec ces principes que l'on peut déduire les maximes et les règles que l'on doit suivre tant que dureront ces circonstances.

La premiere dortification étoit une muraille du haut de laquelle on lançoit des traits sur l'ennemi qui en vouloit approcher. Cette fortification étoit faite pour se deffendre des surprises, les guerriers ne se servant alors que de lames, de flèches et de frondes. Cette fortification étoit suffisante contre ces armes. Bientôt pour prendre une place, on profitoit de l'obscurité de la nuit, ou l'on bravoit lestraits lancés du haut du mur, pour se porter au pied. Alors il n'y avait plus de danger, et l'on sappoit la fondation du mur, lequel en tombant, faisoit une brèche par laquelle on pouvoit passer. Cet inconvénient a fait connoître le premier principe qui est que les assiegés doivent voir le pied du mur : il fut bientôt corrigé en construisant sur le haut de ce mur une espèce d'avance ouverte et en bas en plusieurs endroits, et par ces ouvertures qu'on appelle meurtrieres, on voyoit le pied du mur, on lancoit des traits sur ceux qui s'étoient approchés, on fesoit tomber sur eux des pierres et des matieres combustibles et par ce moyen on se deffendoit contre la brêche.

L'assiegeant prit alors de grands boucliers ; il formoit ce que l'on appelloit la tortüe en se mettant ces boucliers les uns sur les autres de la maniere que les tuiles se posent sur les maisons. Par ce moyen on couvroit les soldats de toutes les matieres que l'on jetoit sur eux par les meurtrieres qui glissoient comme sur un toit, et pendant ce tems l'assiegeant sappoit le mur, posoit des madriers pour couvrir les mineurs qui travailloient alors à leur aise : on s'apperçut donc qu'il falloit non seulement voir le pied du mur mais encore qu'il falloit le voir de côté et même à revers.

L'assiègé ne pouvant plus incommoder le travail de l'assiegeant qui étoit alors couvert et des traits qu'on pouvoit lancer et des corps qu'on pouvoit jeter par les meutrieres perfectionnerent leurs murailles ; en conséquence, ils mirent de distance en distance des tours saillantes, de sorte que l'on prenoit de coté et à revers même ceux qui vouloient sapper les murailles ou les escalader. Il fallut alors plus de précautions pour l'attaque. L'on approchoit plus de la muraille que par des tranchées ; on commençoit à relever la terre à la distance du trait, on poussoit la terre devant soi en coupant une tranchée qui alloit droit sur la muraille. Ces tranchées étoient sujettes à être enfilées des traits du mur, ou ces traits lancés en l'air tomboient sur eux.

Pour éviter ces deux inconvénients, on couvroit cette tranchée de blindage, ce qui formoit alors une veritable sappe couverte. On inventa les balistes et les catapultes qui enfiloient les tranchées droites, brisoit [!] les blindages qui devenoient inutiles. On attaqua alors par des tranchées en zigzague. L'assiegé pour lors fut obligé de former de grands et larges fossés pour empêcher les approches. Ces fossés étoient ordinairement pleins d'eau. On parvenoit bien alors par la tranchée jusqu'aux fossés, mais l'on ne pouvoit point parvenir à sapper la muraille ; il falloit combler ces fossés et les traits de la muraille et ceux des tours qui les flanquoient fesoient perdre beaucoup de monde sans avancer la besogne. Il fallut donc chercher les moyens de faire abandonner les tours pour pouvoir éxécuter le passage du fossé. On construisit ces tours immenses qui étoient si hautes qu'elles commandoient celles de la ville, on fesoit abandonner ces tours et la muraille, l'on passoit le fossé, l'on abbatoit la muraille et la place étoit rendüe. Ces moyens étoient très grands et très forts ; mais ils etoient longs et meurtriers. L'adresse vint au secours de la force ; l'on réfléchit que les dehors des tours etoient dans les même cas que les anciennes murailles qu'aucun trait de côté ne pouroit y parvenir ; on attaqua les places par la pointe des tours ; et c'est de là qu'est venu la maxime d'attaquer par la ligne capitale ; on y plaçoit quelques mineurs par ruse soit par la nuit soit par des attaques simulées dans d'autres côtés ; car on se souviendra que l'homme arrivé une fois au pied du mur de la tour dont la face extérieure étoit parallèle à la muraille ou ronde, et une fois blindé, qu'il n'y avoit plus rien à craindre, on sappoit le mur ; on l'etailloit avec des pieces de bois ; l'on mettoit ensuite le feu à ce bois et les murailles culbutoient. C'est de là qu'on a pris cette maxime générale qu'aucun point de fortification ne doit être sans une deffense de quelque autre partie qui le voye pour éviter l'attaque par un mineur.

On imaginoit alors qu'il falloit mettre la pointe des tours quarrées en dehors, et le reste de la muraille et les tours voisines voyoient jusqu'à la point de chaque tour. De là naît la maxime que la point de la tour ne doit pas s'eloigner de l'autre tour au delà de la portée du trait ce qui détermine la ligne de deffense.

On a remarqué qu'un homme qui lançoit des traits les tiroit toûjours perpendiculairement à la muraille où ils étoient situés et même avec les armes a feu, on n'a jamais pû parvenir à les faire tirer autrement. De là naît cette maxime, qu'il faut que les deffenses soient perpendiculaires et les flancs sont perpendiculaires aux lignes de deffense.

Après l'invention de la poudre, on substitua des canons aux catapultes et aux balistes ; on inventa le mortier et l'on substitua le mousquet à l'arc et à la fronde. On a ensuite joint la bayonette à l'arme a feu, et le fusil tel qu'il est, a remplacé et la lance et l'arme de jet. Les portées de toutes ces armes plus longues et plus fortes que les armes anciennes changea les dimensions des fortifications sans en changer les maximes fondamentales.

On a donc été obligé de terrasser les murailles pour les renforcer. Les tours même [!] quoique remplies de terre étoient trop petites et bientôt culbutées. On fit donc des murailles plus épaisses, on mit beaucoup de terre derriere pour rempart ; on augmenta les tours qui devinrent des bastions ; on les éloigna les unes des autres, parce que les fusils portoient plus loins que les arcs ; enfin, on commença la fortification sous la forme où nous l'avons.

Les anciens avoient imaginé plusieurs enceintes à leur place pour forcer a faire pour ainsi dire, plusieurs sieges l'un après l'autre. Chaque enceinte fesoit le tour entier et une seule portion prise toute l'enceinte l'etoit. Cet inconvénient fit imaginer tous les ouvrages avancés et séparés les uns des autres que l'on met devant les places, les demie lunes, les cornets et les couronnes font le même effet de l'enceinte, et l'on ne peut après leur prise, attaquer que le front de la place qui le couvroit. C'etoit un grand point d'être sûr du côté que l'ennemi seroit forcé d'attaquer.

Après avoir donné une idée de la marche que les hommes ont suivie et avoir montré sur quoi les maximes de la fortification ont été fondées, nous passerons à l'examen de l'ouvrage de l'autheur.

1°. Il commence son ouvrage par les diférentes définitions des parties qui composent les ouvrages de la fortification actüele.

2°. Des diférents ouvrages qui forment l'enceinte d'une place et de ceux qu'on y ajoute.

3°. Les maximes et règles que l'on doit suivre pour bien disposer les ouvrages d'une fortification les uns relativement aux autres.

4°. La maniere de traiter sur le papier tous les ouvrages de fortification selon les trois systêmes de M. de Vauban ; et il passe ensuite à la pratique où il enseigne la maniere de traiter sur le terrein, l'enceinte d'une place et de procéder à sa construction. Il fait voir l'excavation des fossés, la profondeur des fondations dans toutes sortes de terreins ; la manière d'employer les matériaux. Il donne aussi une methode pour trouver l'epaisseur des revêtements, relativement à la poussée des terres qu'ils doivent soutenir. Tous ces diférents objets que l'on peut regarder comme un traitté des éléments de fortification ont été tirés des meilleurs autheurs et sont déduits avec clarté et précision. Il enseigne ensuite les amelioration dont le troisieme systême de M. de Vauban est susceptible.

Il éxamine aussi un des systèmes de M. de [Cohonne] relativement à la maniere dont on attaque les places aujourd'huy.

Il donne ensuite une idée du systême d'un autheur anonime et enfin il propose une nouvelle méthode de fortiffier et il applique ensuite cette nouvelle méthode au système de l'anonime.

Il donne après cela une application de toutes les règles de fortification des poligones réguliers à celles où ces poligones sont irréguliers : ce qu'il appelle fortification irréguliere.

Il finit par donner un projet de retrancher une armée tiré d'un projet de retranchement qu'il propose de mettre à la place du glacis et du chemin couvert. Les deux objets principaux par rapport aux places consistent à vouloir d'abord que les ouvrages extérieurs tel que demie lunes contregarde, soient aussi élevés que le corps de la place ; et nous l'avoüons que la methode contraire de faire les ouvrages extérieurs plus bas à mesure qu'elles s'eloignent de la place pour pouvoir faire un feu en amphiteâtre les uns par dessus les autres, promettent des avantages plus spécieux que vrais.

Si les ouvrages se dominent peu les uns sur les autres, la place ne sçauroit tirer sans courir le risque de tüer son propre monde, et s'il domine beaucoup les uns sur autres, l'ennemi le voit trop et peut travailler à éteindre le feu non seulement de tous les ouvrages mais du corps de la place même. Ces avantages sont 1°. L'incertitude où est l'assiegé des ouvrages intérieurs de la place et par conséquent l'impossibilité de ruiner ces deffenses par le ricochet. Le second avantage tend au même but ; c'est que l'on ne sçauroit arreter par le tire [!] direct et que l'assiegeant trouvera lorsqu'il sera devenu maître des ouvrages extérieurs une place toute nouvelle et un nouveau siege à faire. Il destine la grosse artillerie pour les ouvrages avancés pour éloigner l'attaque de l'ennemi et battre de plusprès la tête de tranchée. La moindre artillerie est destinée pour le corps de la place, n'ayant à battre que sur les ouvrages avancés qui sont très proches. Son second objet est la suppression du chemin couvert et du glacis, que ces ouvrages sont plus à l'avantage de l'assiegeant que de l'assiegé. Ces branches dit il peuvent être enfilées ; les traverse que l'on est obligé d'y mettre servent d'épaulement à l'assiegeant contre les flancs lorsque l'on est maître de l'angle saillant et sert de parapet pour chasser l'assiegé du chemin couvert. Les ouvertures pratiquées dans le glacis sont trop découvertes et facilitent souvent à l'assaillant le moyen de pénêtrer dans le chemin couvert. La glacis fournit à l'ennemi beaucoup de terre pour former ses batteries et que [!] le chemin couvert n'est point à l'abri des surprises, il veut donc à la place du chemin couvert construire des ouvrages en terre revetu de gazon.

Les fossés de ces ouvrages auroient sept à huit toises au fond desquels fossés, il y auroit des palissades à mettre vers le milieu. Ces ouvrages sont détachés les uns des autres et s'entrelacent de façon à pouvoir se deffendre et de front et de revers. On y peut établir des batteries contre la tête des tranchées, les faces de ces ouvrages sont très peu étendües et sans traverse ; il y a peu à craindre du ricochet. Les batteries qu'il y place sont aussi à l'abri du ricochet par conséquent plus dificiles à démonter. Il y a des ouvertures entre ces ouvrages fermées [!] de barrieres et à couvert du canon, pour faciliter les sorties. Les ouvrages voisins deffendent ces barrieres. Les angles saillants et rentrants qu'ont des grandes places d'armes dont la retraitte est couverte par des lunettes construites aux angles rentrants de la contre escarpe qui protegent de leurs feux les ouvrages qu'on attaque devant elle. Il nomme tous ces ouvrages ensemble la cremailliere.

Après avoir succinctement rapporté la marche qu'on a suivie pour trouver les maximes de la fortification et rapporté succinctement les objets que l'autheur traitte, il est facile de conclure que la plus grande partie de cet ouvrage n'offre que des choses déja connües, à la vérité, rangées de maniere à être enseignées facilement aux jeunes militaires et qui paroît en général être le but de l'autheur.

Il nous reste à présent a dire notre sentiment sur la méthode de fortifier. Elle paroit avoir des vües fort sages. Les systêmes de l'anonime auxquels il applique sa méthode, ne sont autre chose qu'un mélange des sistemes de MM. de Vauban et de Cohonne. Mais M. Fallois fait un changement plus grand en supprimant totalement le chemin couvert et mettant à sa place les retranchements ou cremaillieres dont nous venons de parler.

Comme l'autheur sent combien il seroit dangereux de perdre l'artillerie qu'il place dans la crémailliere, il ménage des ponts ou plutôt des batardeaux au travers des fossés des lunettes dont nous avons parlé, placées à l'epaule de la contregarde des bastions et long sur la contre escarpe du fossé ou corps de la place qui tient lieu de chemin couvert. Il passe le long de cette contre escarpe jusques dans le demie lune et de là par un pont, passe le fossé qu'il veut être plein d'eau. Cette eau peut tomber dans les fossés des contregardes par des écluses placées dans les batardeaux qui servent de ponts pour l'entrée de l'artillerie dans le tenaillon et du tenaillon dont le terre plein n'est que le fossé, moins approfondi que le reste, passe par une poterne dans le corps de la place.

Il seroit trop long de rapporter ici en entier la discussion de l'autheur sur l'avantage de ces ouvrages ; et tout ce que nous pouvons dire en général, c'est que l'on voit bien qu'il joint l'expérience de plusieurs sièges à la spéculation. Nous avoüons cependant que ces sortes de communications ne laissent pas que d'être dangereuses. Un ennemi fort entreprenant pourroit peut être forcer ces barrieres. Il est vrai de dire que nul sistème de fortification ne peut deffendre une place sans la vigilance et le courage des assiegés surtout du chef.

Un des grand malheurs pour l'art de la fortification est que l'on ne peut point comparer par des faits la supériorité d'un sisteme sur un autre. Si l'on pouvoit avoir deux places de même grandeur, de même situation, même garnison et qu'enfin il n'y eut ni diférence ni pour l'assiegé ni pour l'assiegeant que dans les fortifications, on pourroit conclure la supériorité d'un sistême sur un autre ; mais la deffense des places dépend si fortement de l'intelligence et du courage de celui qui les commmande et de celui qui attaque, que l'on a vu des mauvaises places tenir très longtems tandis que l'on en a vu que l'on auroit du croire imprenable rendües en peu de jours et l'on peut dire avec vérité que la meilleure fortification d'une place est un vice moral mais qui est une vertu guerriere, l'obstination. Nous conclüons que cet ouvrage merite l'approbation de l'Académie (PV 1762, ff. 303r-311v).

Gallica

Clairaut et d'Arcy avaient été nommés le 17 novembre (cf. 17 novembre 1762 (2)).

Grandjean de Fouchy donne l'extrait de ce rapport le lendemain (cf. 12 décembre 1762 (1)).
Abréviation
  • PV : Procès-Verbaux, Archives de l'Académie des sciences, Paris.
Courcelle (Olivier), « 11 décembre 1762 (2) : Clairaut rapporteur », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n11decembre1762po2pf.html [Notice publiée le 17 décembre 2012].